Section II. Une approche complexe qui semble parler plus aux philosophes qu’aux économistes

Le problème de son approche, c’est qu’elle considérablement plus complexe à appliquer que ses principales rivales. Si Sen est assez persuasif lorsqu’il aborde les questions de pauvreté, d’inégalité ou de développement économique à la lumière de son approche par les capabilités, il ne l’utilise dans ce cadre que d’une manière assez informelle. Pour Sugden (1993, p. 1954), cela rend difficile de savoir dans quelle mesure ses conclusions dépendent de sa théorie formelle, ou comment les questions qu’il pose peuvent être traitées avec succès dans le cadre d’une théorie des capabilités pleinement développée. Le fait que cette approche ne soit pas une théorie complète représente dans tous les cas un sérieux handicap pour la plupart des commentateurs, même pour ceux qui comme Sugden voient « les preuves de l’utilité de l’approche par les capabilités » (Ibid.). Dans une autre recension, Sugden (1994, p. 951) souligne que même si l’on accepte la richesse de l’approche par les capabilités — soit l’idée que le bien-être se compose d’un vaste ensemble de dimensions —, il est moins sûr que les économistes acceptent de laisser une place importante aux jugements de valeurs pour déterminer la valeur relative de ces dimensions, comme l’exigent les évaluations globales de bien-être en termes de capabilités. Autrement dit, peu d’économistes seraient prêts à sacrifier la neutralité vis-à-vis de conceptions alternatives de la vie bonne au profit d’une conception unifiée 156 . Sugden lui-même, « entraîné à faire une distinction forte entre les faits et les valeurs, et habitué aux théories morales (comme l’utilitarisme et le contractualisme) fondées sur des idées de rationalité » (Ibid., p. 952), accepte difficilement les propositions que contient l’approche de Sen. Toutefois, il ne les rejette pas vraiment puisqu’il conclut en disant s’être laissé convaincre que « l’économie doit accepter » cette approche philosophique (Ibid.).

Son engagement persistant pour relier l’éthique et l’économie semble avoir surtout eu un impact en économie du développement. Pour Mozaffar Qizilbash (2002, p. 2), cela s’explique par le fait que les économistes du développement ont cherché depuis plusieurs années des alternatives aux approches économiques standards pour penser et mesurer la qualité de vie. L’approche de Sen offre ainsi une possibilité de considérer les êtres humains comme des fins en soi et d’appréhender la complexité de la vie humaine et des choix individuels et collectifs — complexité souvent liée à la pluralité des valeurs humaines (Qizilbash, 2002, p. 5). Mais il note lui aussi que des domaines entiers de la littérature économique restent peu sensibles à l’approche par les capabilités de Sen, en particulier le domaine de l’économie du bien-être, en raison des défis importants que semble poser Sen (Ibid., p. 2). C’est un constat que partage Enrica Chiappero-Martinetti (2000, p. 210), pour qui il est « difficile de contraindre et d’utiliser le cadre traditionnel d’analyse du bien-être et de la pauvreté si l’on souhaite préserver la totalité de son contenu informatif et interprétatif ». La richesse et la complexité théoriques que propose Sen ne sont pas simples à traduire en des termes pratiques. Et nombreux sont les commentateurs à avoir suggéré que « la nature à la fois multidimensionnelle, contextuelle, contrefactuelle et normative de l’approche pourraient l’empêcher d’avoir une signification pratique et opérationnelle » (Comim, 2001, p. 2).

Pour Flavio Comim (Ibid., p. 1), l’« opérationnalisation » désigne « les différentes séquences de transformation d’une théorie en un objet à valeur pratique » et ne doit pas être restreinte à l’idée de « quantification ». Il distingue quatre types de séquences : 1. l’élaboration de concepts théoriques ayant une signification empirique potentielle ; 2. la transformation de ces concepts en variables empiriques ; 3. l’utilisation de ces variables dans une analyse qualitative ; 4. l’utilisation de ces variables dans une analyse quantitative. Cette typologie ne doit pas être entendue comme une « structure unidirectionnelle, parce que les résultats empiriques et le choix des techniques influencent le chemin théorique » (Ibid.). Et l’approche par les capabilités possède la particularité d’exiger pour chaque opérationnalisation de toujours passer par la première séquence, qui suppose une enquête sur le contexte et la nature de l’objet d’étude, sans aller nécessairement jusqu’à la quatrième. En ce sens, elle diffère des perspectives utilitaristes qui, pour Comim (Ibid.), réduisent l’opérationnalisation à la quantification puisqu’elles considèrent comme donnée la nature des objets examinés.

Dans notre première partie, nous avons beaucoup discuté les difficultés liées à la pluralité des variables et des espaces pertinents, ainsi que celles liées à la complexité d’attribuer une valeur relative aux différents objets de valeur — ou éléments de la vie bonne — tenant compte d’une pluralité de conceptions. Ces difficultés sont la conséquence directe de ce que l’on perçoit généralement comme la principale contribution de Sen, à savoir l’élargissement de la base informationnelle des autres approches éthiques. Ce besoin de « diversifier les objets de préoccupation » (Sen, 1992a) dans une évaluation soucieuse de l’égalité est intensifié par la reconnaissance de la diversité humaine, que Sen (1992a, xi, p. 117) qualifie de « fait empirique » 157 . Enfin, la bonne appréhension du contexte pour une utilisation pertinente et justifiée de ces différents niveaux de pluralisme aura une influence sur la nature plus ou objective, au sens de Sen, de l’évaluation.

Cependant, l’élaboration d’un espace informationnel plus large à partir de ce que l’on peut observer ne représente pas le seul élément d’importance — et de difficulté — dans l’approche normative de Sen. La caractéristique la plus embarrassante de son approche est sans doute sa nature contrefactuelle (Comim, 2001, p. 7). Sen insiste en effet considérablement sur la valeur intrinsèque de la liberté pour une personne de vivre de la manière dont elle le souhaite, et considère que cette liberté est constitutive de l’être de cette personne. D’où son approche par les capabilités, et non par les fonctionnements — puisqu’une personne « peut avoir beaucoup de liberté, sans pour autant accomplir beaucoup » (Sen, 1987d, p. 1). La capabilité est, pour Sen, le moyen de refléter l’aspect « agence » d’une personne, soit ce qu’elle est et ce qu’elle fait selon ses propres valeurs et objectifs étant donné ses opportunités. Par conséquent, évaluer les capabilités individuelles signifie plus qu’une simple évaluation des possibilités de choix individuels ; les possibilités de choix doivent être évaluées certes selon leur étendue, mais aussi selon leur orientation vers des choses valorisées ou non. À cette première difficulté, s’ajoute celle de l’intégration dans la base informationnelle de choix et scénarios contrefactuels, allant au-delà des informations obtenues par l’observation empirique des faits. Il s’agit, pour Sen (1982a, p. 359), d’examiner aussi « ce qui pourrait censément être observé si quelque chose était différent ». Cette perspective transcende donc la question du nombre des alternatives accessibles aux individus et de leur évaluation selon la valeur plus ou moins importante qu’ils leur accordent. La notion de contrefactuel est relative à la « propriété de quelque chose de contraire à ce qui est directement observable » (Comim, 2001, p. 8) et représente une difficulté non négligeable 158 .

Sur ce dernier point, Sen (1992a, p. 52) a plutôt tendance à minimiser la difficulté et à rappeler que l’évaluation idéale doit être distinguée de l’évaluation faisable :

‘L’approche par les capabilités peut donc être utilisée avec différents niveaux de sophistication. Jusqu’à quel point nous pouvons aller dépendra de considérations pratiques concernant les données que l’on peut obtenir et celles que l’on ne peut pas obtenir. Idéalement l’approche par les capabilités doit tenir compte de l’étendue totale de la liberté de choisir entre différents ensembles de fonctionnements, mais des limites pratiques peuvent souvent forcer l’analyse à rester confinée à l’examen des ensembles de fonctionnements accomplis uniquement.’

En outre, les hypothèses que l’évaluateur peut faire de manière à relier ce qu’il observe et ce qu’il pourrait observer « si quelque chose était différent » en imaginant ce que serait la réalisation d’informations contrefactuelles ne sont peut-être pas plus abusives que celles que l’on trouve dans la théorie néoclassique du consommateur :

‘En fait, l’ensemble des capabilités n’est pas directement observable, et doit être construit sur la base d’hypothèses (tout comme l’ensemble budgétaire de la théorie du consommateur qui est construit sur la base de données sur le revenu, les prix et les possibilités supposées d’échange). Aussi, en pratique, on doit souvent essayer de relier le bien-être aux fonctionnements accomplis — et observés — […]. (Ibid., p. 51)’

Bien que Sen ait cherché à développer et à affiner son approche pendant plus de vingt ans, le côté « vague » (Gasper, 2006, p. 2) de cette approche défie les chercheurs. Sen (1999b, pp. 84-85) insiste sur la nature contingente de chaque opérationnalisation en lien avec le contexte, l’information disponible et l’urgence des décisions qui doivent être prises. En ce sens, son approche ne peut être interprétée en des termes « affreusement exacts » et il réaffirme que « l’importance des capabilités peut convenir à différentes stratégies d’évaluation impliquant des compromis d’ordre pratique » (Ibid.). « C’est cette combinaison d’analyse fondamentale et d’utilisation pragmatique qui donne à l’approche par les capabilités sa portée si large » (Ibid., p. 86). Mais, comme le souligne Chiappero Martinetti (2007, p. 1), la complexité et l’imprécision sont souvent perçues comme des faiblesses en économie, et les cadres théoriques trop complexes manquent également d’attrait d’un point de vue empirique 159 . D’un autre côté, c’est précisément cette nature riche et non restreinte — soit son utilité pour traiter une traiter une pluralité de question dans de multiples contextes, sa richesse interprétative concernant la vie bonne et son attention pour la diversité humaine — qui a suscité un grand intérêt et un soutien significatif de la part d’universitaires d’autres disciplines envers l’approche de Sen.

Mais, de plus en plus, des économistes (Chiappero Martinetti, 2007 ; Qizilbash, 2000, 2003) reconnaissent que la pauvreté et le bien-être sont eux-mêmes des concepts vagues — comme la plupart des phénomènes relatifs aux sciences humaines —, parce qu’ils impliquent une pluralité de variables et de dimensions interconnectées et non clairement délimitables entre elles :

‘Les économistes ont souvent essayé de mesurer précisément des phénomènes impliquant de vagues prédicats. Dans de telles tentatives, des difficultés émergent si le caractère vague n’est pas reconnu explicitement au niveau méthodologique. (Qizilbash, 2003, p. 41)’ ‘l’idée de pauvreté est intrinsèquement vague, peu importe qu’elle soit mesurée en termes de revenus ou de nutrition, de santé physique ou de toute autre dimension pertinente — simple ou multiple — du bien-être humain. (Chiappero Martinetti, 2007, p. 7) ’

Pour ces auteurs, la nature vague de ces concepts n’est pas relative à l’espace d’évaluation choisi, ni au contexte de l’évaluation bien que la définition de la pauvreté ou du bien-être en dépende. Le fait qu’il ne soit toujours aisé de distinguer un pauvre d’un non-pauvre par exemple amène à effectuer un déplacement vis-à-vis de la logique classique et bivalente et à sortir de la dichotomie vrai-faux (Ibid., p. 9). En ce sens, le caractère « vague » de l’approche ne doit pas être entendu au sens d’« inexactitude », d’« imprécision », ou de « sous-spécification ». Il doit plutôt renvoyer à l’idée qu’il n’y a pas de frontières claires et bien définies permettant de distinguer tous les cas susceptibles d’être évalués. Autrement dit, il est possible que les évaluations fondées sur l’approche par les capabilités de Sen mènent à des résultats « indéterminés » ou « vagues » 160 . Sen (1989c, p. 6) estime d’ailleurs que dans les évaluations sociales, « il est indubitablement plus important d’avoir vaguement raison que d’avoir précisément tort ». Si l’objectif de la science économique reste bien pour lui de réduire l’inexactitude et l’imprécision autant que les données et les outils disponibles le permettent, il ne souhaite pas sacrifier la complexité et l’ambiguïté intrinsèques aux phénomènes économiques et sociaux. Son cadre théorique délibérément incomplet cherche justement à saisir les multiples facettes de ce qui fait la vie bonne et exige une enquête sur les corrélations, les causes et les effets de chacune des dimensions impliquées dans l’objet de l’évaluation.

D’une certaine manière, il n’est pas surprenant que son approche ait été mieux accueillie par les philosophes que par les économistes 161 . D’une part, il a eu tendance à la situer plutôt par rapport à des traditions philosophiques et à ne pas faire des liens clairs avec l’économie telle qu’elle se pratique. D’autre part, il n’a pas su la présenter d’une manière suffisamment intégrée, et ses présentations les plus économiques ne peuvent être comprises sans être complétées de ses écrits plus philosophiques, comme nous avons cherché à le montrer. Enfin, sa conception méthodologique l’amène à sortir de la logique classique et bivalente traditionnellement utilisée en économie et fait remarquablement écho à la philosophie de l’enquête telle que l’ont développée Peirce ou Dewey dans la première moitié du XXème siècle. Finalement, on pourrait situer Sen dans la lignée pragmatiste — très éloignée des principes et méthodes utilitaristes —, considérant la « vérité » non comme préalable à la recherche, mais comme résultat de celle-ci. En suggérant que plusieurs descriptions d’une même réalité sont possibles, il rejoint la position de Dewey selon laquelle « la vérité est une collection de vérités, et les vérités qui en font partie sont le fait de méthodes de recherche et d’évaluation » (Cometti, 1994, p. 400) 162 .

Le fait que la philosophe Monique Canto-Sperber (1991) soit la première à avoir diffuser l’approche par les capabilités de Sen en France est finalement assez symptomatique de la réception qu’a reçue cette approche. Elle replace Sen dans la tradition anglo-saxonne du libéralisme politique, tout en indiquant qu’il y occupe une place « tout à fait spécifique » (Ibid., p. 28). Sa défense radicale de la liberté individuelle n’est en effet pas nouvelle, puisqu’elle a été illustrée par deux courants, l’utilitarisme et le kantisme. Mais selon Canto-Sperber, on ne peut classer la philosophie développée par Sen dans aucun des deux 163 . Si Sen manifeste tout au long de son œuvre un éloignement par rapport à la théorie utilitariste, en déduire qu’il appartient au courant kantien du libéralisme politique américain serait une erreur. Certes, il rejette le caractère instrumental de la liberté et affirme l’irréductibilité des droits, mais il s’oppose avec vigueur aux conceptions déontologiques de Rawls ou de Nozick.

Nous avons vu que l’économiste Sugden était quelque peu sceptique sur la manière de la rendre opérationnelle, bien que ses réserves tendaient à s’estomper avec le temps et les nouveaux arguments de Sen et des défenseurs de son approche. En France, la lecture la plus critique, et sans réserve, dans la discipline économique est celle de Bénicourt (2002, 2005b, 2005c). En 2002, elle entend en effet « initier un débat […] en questionnant l’opinion largement répandue selon laquelle Sen a fait une contribution importante à l’économie post-autiste » (Bénicourt, 2002, p. 1). Son point de vue est assez différent de celui de Sugden puisqu’elle cherche manifestement à trouver en lui une « véritable force pour réformer l’économie » (Ibid., p. 5), trop « autiste » — sans pour autant que ce dernier terme ne soit défini clairement 164 . Tout en concluant que « la question reste ouverte au débat » (Ibid., p. 4), elle entend bien démontrer à ses partisans hétérodoxes que son système de pensée n’est qu’une variation sur le thème néoclassique (Ibid., p. 2). À cet égard, elle rappelle que Sen « ne fut pas récompensé du prix Nobel pour son programme de recherche éventuellement « hétérodoxe », mais pour sa contribution très orthodoxe à l’économie standard — en particulier pour son travail sur le choix social » (Ibid., p. 1). Bien qu’elle semble voir une différence entre ses premiers travaux en théorie du choix social et son développement de l’approche par les capabilités qu’elle fait remonter à 1982, elle considère toutefois que « le système théorique qui sous-tend son approche reste indéniablement néoclassique » (Ibid.) et qu’il n’y a donc aucune raison d’y voir un fondement intéressant pour une économie post-autiste 165 .

Il est vrai que Sen a d’abord gagné sa notoriété pour ses travaux en théorie du choix social, ultime avatar de l’économie du bien-être. Il est également vrai que le prix de la Banque de Suède pour les sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel qu’il reçoit en 1998 lui est décerné « pour ses contributions à l’économie du bien-être » (Académie Royale des Sciences de Suède, 1999, p. 157). Or, ce champ d’étude est marqué par des problématiques très néoclassiques héritées de Jevons et de l’école autrichienne, envisageant le bien-être économique à travers la valeur d’échange des biens 166 (Dobb, 1971, pp. 12-13) — celle-ci étant liée aux comportements subjectifs et aux réactions des consommateurs. D’après ce que nous avons vu dans notre première partie, l’approche par les capabilités de Sen n’a pas grand-chose à voir avec cette perspective traitant l’individu « comme une unité irréductible, ses désirs et ses préférences comme la donnée ultime du problème » (Ibid., p. 14).

Il nous semble toutefois que l’on ne peut comprendre le sens et la portée de l’approche par les capabilités, telle que Sen la conçoit, sans faire le lien avec ses travaux précédents en théorie du choix social et sa volonté de dépasser le théorème d’impossibilité d’Arrow (1950, 1951). Dans son ouvrage de 1970, Collective Choice and Social Welfare, on peut d’ailleurs trouver la plupart des idées qu’il développera plus tard dans son approche alternative à ce qu’il qualifiera de welfarisme. En raison de son rejet des évaluations sociales fondées sur des jugements individuels purement subjectifs tout en soulignant l’importance de l’autonomie individuelle, « Sen a mis en lumière une conception plus large du choix social et déplacé l’intérêt pour les problèmes d’agrégation de préférences individuelles vers la question de la participation et de l’inclusion dans les prises de décisions démocratiques » (Agarwal et al., 2005, p. 5). Peter (2005, p. 17) met d’ailleurs l’accent sur l’influence du cheminement théorique de Sen sur son approche par les capabilités, bien que cette dernière ait aujourd’hui « une vie propre » :

‘Sen n’a jamais perdu de vue la motivation sous-tendant le travail d’Arrow : explorer les possibilités d’une évaluation sociale démocratique. En général, les travaux de Sen ont été très influencés par le théorème d’Arrow, et ses premières recherches ont été orientées vers la compréhension de ce qui mène au théorème d’impossibilité d’Arrow.’

Cependant, rares sont les commentateurs qui font des liens clairs entre ses travaux en théorie du choix social et ses écrits sur les capabilités. Que ce soient les économistes féministes, les économistes du développement, les philosophes ou les théoriciens du choix social, chacun semble prendre chez Sen ce qui touche exclusivement à son domaine. D’une certaine manière, Sen lui-même a sa part de responsabilité dans cette représentation d’une pensée éclatée. En effet, la plupart de ses publications ont été réalisées dans des revues scientifiques spécialisées et donc se sont concentrées sur des aspects touchant plus particulièrement les disciplines concernées, ôtant ainsi toute représentation globale et intégrée de sa pensée. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que le véritable enjeu de son approche par les capabilités n’apparaisse pas clairement. Parmi ceux qui sont conscients des origines de son approche, certains pensent cependant qu’on doit les ignorer. Par exemple, Ben Fine 167 (2004) considère qu’une recherche adéquate en économie peut prendre pour point de départ là où Sen est finalement arrivé, mais qu’il faut toutefois rejeter le chemin qu’il a emprunté. Autrement dit, l’approche par les capabilités et la théorie du choix social sont irréconciliables puisque la première postule que « le social, le contextuel et l’empirique doivent être la base de la discussionen économie et en éthique » alors que la seconde se fonde sur « l’individuel, le formel et l’a priori » (Ibid., p. 153). À notre sens, la dichotomie est moins ferme qu’elle n’en a l’air.

Notes
156.

Sugden (Ibid.) soulève les questions suivantes : sur quelle base fonder une conception de la qualité de vie qui soit meilleure ou plus vraie qu’une autre ? Doit-on accepter qu’une telle conception soit non fondée ou relative à la culture ? Et il analyse l’ouvrage collectif édité par Nussbaum et Sen (1992) comme une tentative réussie de répondre à ces questions.

157.

 La diversité humaine constitue en fait une hypothèse de départ à l’importance cruciale dans l’élaboration de l’approche par les capabilités, puisque Sen l’utilise comme point d’appui principal de sa critique de l’approche rawlsienne. Notons toutefois que, pour Comim (2001, p. 6), cette hypothèse doit être vérifiée avant toute opérationnalisation de l’approche puisque « l’étendue de cette diversité affectera la sélection des variables focales pertinentes, ainsi que leur pluralité ».

158.

 Toutefois, pour Sen (1992a, p. 66), la difficulté est souvent moins grande qu’on ne le pense : « Bien que [l’intégration d’informations contrefactuelles] semble se surajouter aux exigences informationnelles déjà très lourdes pour analyser les libertés, cela ne rend pas, en fait, les problèmes pratiques de telles analyses plus intraitables. Parfois la nature des choix contrefactuels est très facile à deviner, par exemple que les gens auraient choisi d’éviter les épidémies, la peste, les famines, la faim chronique. […] En ce sens, même la simple observation des états réalisés peut avoir une pertinence directe pour l’analyse des libertés jouies ».

159.

 Toutefois, Chiappero Martinetti (2007, pp. 5-6) distingue la complexité conceptuelle et la complexité de l’opérationnalisation, car elles ne sont pas nécessairement d’un même degré. D’une part, des concepts simples peuvent être difficiles à mesurer lorsque l’information est imparfaite, les outils imprécis ou la connaissance insuffisante et, inversement, des concepts complexes peuvent être rendus opérationnels sans que cela ne soit très compliqué. D’autre part, les approches du bien-être utilisant des algorithmes et des outils techniques avancés peuvent être complexes à utiliser, mais elles sont souvent fondées sur un espace d’évaluation unique et donc sur une conception étroite et simpliste du bien-être. Enfin, les fortes simplifications habituellement introduites pour la mise en pratique de concepts complexes peuvent être justifiées en lien avec différents arguments valables.

160.

 Pour Chiappero Martinetti (Ibid., p. 15), un résultat peut être vague si 1) on rencontre un cas limite, 2) si il n’y a pas de frontières claires entre deux cas et 3) si l’on est susceptible de se trouver face à un paradoxe sorite qui rende impossible de répondre à une question de type « combien de grains font un tas ? ». Cette perspective l’a d’ailleurs amenée à développer une logique des ensembles flous reposant sur l’idée d’un continuum de situation et convenant parfaitement à l’approche théorique proposée par Sen. Pour de plus amples explications et analyses de cette méthode, nous renvoyons à Farvaque (2003).

161.

 Le dialogue au sujet de son approche a en effet eu lieu plutôt avec des philosophes, voire avec des sociologues, qu’avec des économistes. En sont des preuves les deux ouvrages collectifs autour de cette approche (Hawthorn, 1987 ; Sen et Nussbaum, 1993) puisqu’ils contiennent seulement neuf contributions d’économistes sur trente et une, soit à peine un tiers. Et ce chiffre perd encore de sa valeur lorsqu’on observe le contenu des contributions et qu’il apparaît que la plupart reste cantonnée au concept d’utilité, et ne traitant que très rarement la dimension alternative des capabilités, ou des fonctionnements.

162.

 Le lien que nous faisons ici entre Sen et le pragmatisme trouve une résonance supplémentaire avec la publication en 2002 de l’ouvrage du philosophe pragmatiste Hilary Putnam, The Collapse of the Fact/Value Dichotomy and Others Essays. Nous y reviendrons dans la seconde partie de la thèse.

163.

 Toutefois, Canto-Sperber identifie certains liens entre l’approche de Sen et chacun de ces courants : d’une part avec la pensée de Mill qui souhaite « l’indifférence du pouvoir à l’égard des valeurs entretenues par les individus, de leurs idées du bien » (Ibid., p. 29), et d’autre part avec John Rawls qui ajoute à cette première idée que la liberté ne doit pas être conditionnée par « l’agrégation des préférences et […] la finalité du bonheur général » (Ibid., p. 30), s’opposant ici à Mill et à l’utilitarisme en général.

164.

 Si l’on se réfère au site du Mouvement des étudiants pour la réforme de l’enseignement de l’économie dont Bénicourt est l’une des fondatrices, on trouve la définition suivante (MEREE, 2000, p. 1) : « Nous avons utilisé ce terme d’« autisme » parce qu’il nous semblait bien résumer [….] la fermeture totale de la discipline au monde extérieur. Or cette fermeture à l’extérieur est communément associée à l’autisme […]. Selon le Petit Robert, l’autisme désigne une « attitude de détachement de la réalité extérieure accompagnée d’une vie intérieure intense ». Pour le Larousse, c’est une « perturbation affective caractérisée par un repliement du sujet sur lui-même avec perte plus ou moins importante des contacts avec le monde extérieur ». Ce seul mot parvient donc, selon nous, à caractériser le comportement du courant dominant (académiquement) en économie. Celui-ci se caractérise en effet par sa coupure au monde extérieur, d’ailleurs couplée à une « vie intérieure intense », c’est-à-dire la production à jets continus de petits modèles tous plus débiles les uns que les autres. »

165.

 Cette critique revoie d’ailleurs à celle de Townsend (1985, pp. 667-668) selon laquelle « la conceptualisation de Sen n’intègre pas suffisamment la nature sociale de la vie des gens et de leurs besoins » et n’est qu’une « adaptation sophistiquée de l’individualisme qui est enraciné dans l’économie néoclassique ».

166.

 Comme Dobb (Ibid.) le souligne, la distinction établie par Adam Smith entre valeur d’usage et valeur d’échange aurait dû cependant amener les économistes du bien-être à distinguer « la maximisation de la somme des valeurs d’usage (si cela peut avoir un sens) et la maximisation du profit et du total des valeurs marchandes ».

167.

Le point de vue de Fine peut surprendre puisqu’il a réalisé sa thèse de doctorat en théorie du choix social sous la direction de Sen à partir de 1971. Mathématicien de formation, il souhaitait — à l’époque — faire ses preuves en économie en améliorant la logique formelle utilisée en théorie du choix social. (Fine, 2001, p. 3)