Section III. L’approche par les capabilités : moyen de sortir l’économie normative de l’impasse dans laquelle elle se trouve depuis le théorème d’impossibilité d’Arrow (1951) ?

L’introduction par Sen de son approche par les capabilités a initialement eu lieu dans un cadre de philosophie morale. Il l’a ensuite appliquée principalement aux questions qui occupent les économistes du développement, mais son ambition centrale apparaît être de développer un cadre d’analyse du bien-être social qui dépasse le welfarisme caractérisant la plupart des analyses économiques de manière plus ou moins explicite. Cette réflexion a donné à ses travaux un caractère moral qui a pu surprendre étant donné la « séparation » généralement admise entre la tâche des économistes — qui traitent les faits — et celle des philosophes ou des politiques — qui décident des finalités.

‘[Les frontières de l’économie] sont souvent définies très étroitement, impliquant des séparations que les économistes classiques, tels Smith ou Marx, n’auraient pas aisément reconnues. Une par de l’économie moderne semble en effet être fondée sur le vieux conseil du fabriquant de corset : « si madame se sent entièrement confortable, alors madame doit certainement avoir besoin d’une taille plus petite ». (Sen, 1984, p. 1)’

Bien que Sen se plaise assez dans la transdisciplinarité et qu’il ait largement critiqué les orientations méthodologiques et éthiques de l’économie, il reste un économiste et revendique cette identité. Son approche par les capabilités est le résultat d’une réflexion de longue haleine en économie normative, dont la position orthodoxe a longtemps été celle développée par Bergson (1938) et Samuelson (1947) — celle que Sen qualifie de « welfariste ». Le programme de recherche initié par Arrow (1950, 1951) avait révélé une série de problèmes mathématiques et philosophiques en économie du bien-être ayant très vite attiré l’attention du jeune Sen. C’est vers ce domaine qu’il choisit d’orienter sa recherche, publiant d’abord des développements théoriques formels dans un style très arrovien, puis des réflexions plus philosophiques reflétant une critique profonde et continue des fondements du welfarisme. Les travaux des philosophes Rawls (1971) et Nozick (1974) l’ont encouragé dans cette dernière voie, puisque eux-mêmes défendaient des théories de la justice économique et sociale sans fondement welfariste.

Les années 1970, marquées par de nombreux débats sur le statut du welfarisme et sur l’économie du bien-être telle qu’elle s’était constituée dans les années 1930-40, constituent donc le contexte de l’émergence de la pensée de Sen. Il a lui-même joué un rôle central en soulignant l’étroitesse de la « base informationnelle » de l’approche orthodoxe, tout comme les limites des alternatives proposées, pour une conception acceptable et cohérente du bien social. Son approche par les capabilités, qui relie ses travaux sur les famines et ses réflexions critiques sur les approches welfaristes et ressourcistes, se fonde ainsi sur une base informationnelle plus riche et propose une autre interprétation de la vie bonne. Elle se distingue de l’économie du bien-être conventionnelle, qui évalue le bien-être individuel exclusivement à partir des préférences individuelles et le bien-être social en cherchant à agréger ces préférences.

Bien des chercheurs (Qizilbash, 2002 ; Gasper, 2002c) préfèrent voir les origines, ou le cœur, de son approche par les capabilités dans sa réflexion sur l’éthique et l’économie 168  — centrée sur le contenu éthique des motivations humaines et sur la déconstruction de l’utilitarisme —, plutôt que dans son exploration de la théorie du choix social parce qu’elle convient mal à une méthodologie individualiste et formalisée. Pourtant, les liens entre les recherches de Sen dans ces deux domaines sont plus étroits qu’on pourrait le penser à première vue en raison de leurs outils et méthodes très distincts. Sen fait en effet partie des rares économistes à faire dialoguer économie et philosophie sur les questions de fond qu’elles ont en commun. Bien que ses publications éclatée — et « disciplinées » — ne le laissent pas vraiment apparaître, son approche par les capabilités est le fruit de ce dialogue et représente, semble-t-il, sa solution à l’impasse dans laquelle se trouvent les économistes depuis 1950 suite à la publication par Arrow de son « théorème d’impossibilité ». L’approche par les capabilités est donc bien une contribution à la discipline économique, et non une proposition de théorie de philosophie morale ou politique par un économiste. La confusion perdure toutefois puisque, lorsque le prix de la Banque de Suède pour les sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel lui est attribué, l’Académie Royale des Sciences de Suède (1999, p. 157) justifie ce choix par l’argument suivant : « En combinant les outils de l’économie et de la philosophie, il a redonné une dimension éthique dans la discussion concernant les problèmes économiques vitaux ». Le communiqué de presse ne fait toutefois pas vraiment référence à son approche par les capabilités et se limite aux questions de choix social, de répartition du bien-être et de pauvreté.

Lorsqu’il reçoit le prix, Sen (1999d) lui-même centre son propos sur la théorie du choix social, intitulant sa conférence « The Possibility of Social Choice ». Il est cependant fondamental de noter qu’il présente une conception large de cette théorie, à revers de la tendance consistant à limiter la théorie du choix social à la recherche formelle de règles pour la prise de décision collective. Autrement dit, Sen (Ibid., p. 178) définit ce champ d’étude bien au-delà d’une recherche de solutions aux problèmes d’agrégation des préférences individuelles tels qu’ils apparaissent dans la formulation arrovienne du choix social :

‘S’il y a une question centrale pouvant être considérée comme la motivation et l’inspiration principales de la théorie du choix social, c’est celle-ci : comment peut-il être possible d’obtenir des jugements globaux incontestables au sujet d’une société (par exemple, concernant le « bien-être social », ou l’« intérêt public », ou la « pauvreté totale »), étant donné la diversité des préférences, préoccupations et situations des différents individus au sein de la société ? Comment peut-on trouver une base rationnelle pour faire de tels jugements globaux tels que « la société préfère ceci à cela », « la société doit choisir ceci plutôt que cela », ou « ceci est socialement bon » ?’

Il également intéressant de noter qu’il semble dire (Ibid., p. 179) que la pratique théorique des questions de choix social l’a aidée à travailler les sujets bien plus concrets qui l’ont amené à formuler son approche par les capabilités :

‘certaines recherches, sans faire partie directement de la théorie du choix social, ont été aidées par la compréhension générée par l’étude des groupes de décisions (telles que la cause et la prévention des famines et de la faim, ou les formes et les conséquences des inégalités entre les sexes, ou les exigences de la liberté individuelle perçue comme un « engagement social »). La portée et la pertinence de la théorie du choix social peuvent en effet être très larges.’

Inversement, Sen souligne sa recherche d’intégration des « préoccupations du monde réel » (Ibid., p. 184) dans le raisonnement formel et mathématique qui caractérise les travaux de théorie du choix social, autant que sa préoccupation à rendre non formels et transparents les présupposés et résultats pour les soumettre à l’examen public. En outre, il considère que sa contribution à la théorie du choix social avait vocation d’atteindre un double objectif (Ibid., p. 188) : 1) améliorer le système analytique de cette théorie ; 2) faire évoluer son épistémologie pour des questions de raison pratique. À cet effet, sa bataille s’est faite sur deux fronts distincts mais très liés : 1) rejeter le consensus contre l’utilisation de comparaisons interpersonnelles de bien-être en théorie du choix social ; 2) élargir la base informationnelle afin de rendre pertinentes de telles comparaisons ainsi que l’ensemble du système analytique. C’est là que prend tout son sens son approche par les capabilités. Sen (Ibid., p. 190) reprend sa question inspiratrice de 1979 (Sen, 1980a) et la reformule ainsi : « des comparaisons interpersonnelles de quoi ? ». L’approche par les capabilités apparaît ainsi comme la réponse à l’impossibilité mise en avant par Arrow quelques années plus tôt, impossibilité de fonder démocratiquement les choix collectifs et les évaluations sociales lorsque les préférences individuelles sont incompatibles.

Grâce à l’approche par les capabilités, il apparaît non seulement que le théorème d’impossibilité d’Arrow peut être dépassé, mais aussi que l’économie normative ne se cantonne plus aux questions d’efficacité et peut intégrer celles qui ont trait à l’équité et à la liberté — devenant en quelque sorte une économie de la justice sociale. Ce qui est moins clair c’est la manière dont l’approche par les capabilités peut être utilisée dans le cadre d’une théorie du choix social systématique. Sen n’est absolument pas explicite sur ce point, mais semble laisser entendre que la réponse est oui :

‘On ne peut pas comprendre la force de la préoccupation publique pour la pauvreté, la faim, l’inégalité ou la tyrannie, sans faire des comparaisons interpersonnelles d’une forme ou d’une autre. L’information sur laquelle repose nos jugements non formels sur ces questions est précisément le type d’information qui doit être — et peut être — incorporé dans l’analyse formelle du choix social systématique. (Ibid., p. 201)’

Or, nous avons montré que l’approche par les capabilités est loin de pouvoir être saisie et appliquée d’une manière systématique. Il apparaît donc chez Sen une certaine tension entre ce qu’il prétend faire et ce qu’il propose véritablement. Cette tension est sans doute liée aux exigences méthodologiques et épistémologiques des économistes et la perspective finalement peu orthodoxe que semble promouvoir Sen — peut-être difficilement avouable lorsque la profession lui décerne l’ultime reconnaissance.

Dans notre première partie, nous avions surtout considéré la part de réflexion éthique en lien avec des problèmes d’économie du développement que contient indiscutablement l’approche par les capabilités de Sen. Notre deuxième partie sera consacrée à la démonstration que cette approche constitue une réponse au théorème d’impossibilité d’Arrow — soit une manière de fonder démocratiquement les choix collectifs et les évaluations sociales — et une avancée vers une nouvelle forme d’économie normative, non welfariste. Il s’agira principalement de répondre à deux questions : 1) Dans quelle mesure les travaux de Sen en théorie du choix social ont eu un impact décisif sur la formulation et le développement de son approche par les capabilités ? 2) Que représente l’approche par les capabilités dans l’histoire de la discipline économique ?

Nous verrons que les questions auxquelles entend répondre Sen avec son approche par les capabilités viennent principalement de son exploration de la théorie du choix social et de sa détermination à sortir la discipline de l’impasse devant laquelle elle se trouve suite au chemin emprunté par les économistes du bien-être au cours du XXème siècle. Son approche représente une avancée certaine pour l’économie normative, après les différentes étapes qu’ont constituées l’économie du bien-être, la nouvelle économie du bien-être et la théorie du choix social. Sa perspective reste encore très marquée par les outils et les concepts utilisés à chacune de ces étapes, mais semble toutefois amorcer un changement de perspective méthodologique, et certainement ontologique. En outre, si l’économie du bien-être était jusque là plutôt néoclassique, Sen apparaît toutefois plus proche de la pensée libérale des classiques telle que l’ont élaborée Adam Smith et John Stuart Mill que de celle des marginalistes. Ses travaux ne doivent pas, nous semble-t-il, être perçu comme le passage obligé d’un dépassement, d’une marche vers un progrès certain et continu. S’il y a bien la volonté chez Sen de dépasser le théorème d’impossibilité d’Arrow, ses avancées puisent autant leurs sources dans un dialogue avec ses contemporains que dans les écrits des théoriciens d’autres siècles. Les interrogations sur ce qui a de la valeur dans la vie humaine, sur la manière de prendre de décisions collectives ou sur le sens de la justice ont suivi un cheminement discontinu dans l’histoire des sciences humaines, et Sen a bien compris que sa construction théorique se devait en quelque sorte être une « recomposition », une réflexion à partir des résultats et des insatisfactions d’aujourd’hui mais ponctuée de retours en arrière.

Notes
168.

Réflexion qu’il a notamment exprimée et résumée dans son ouvrage On Ethics and Economics (Sen, 1987a).