CHAPITRE III :
La dette de Sen envers Arrow

Introduction

La théorie du choix social est un champ de recherche assez nouveau en économie, puisqu’il s’est développé à partir des travaux fondateurs, mais pessimistes, d’Arrow (1950, 1951). Comme Sen (1986b) l’a suggéré, on peut définir cette théorie à la fois par son objet et par ses méthodes. Il définit son objet de la manière suivante : « les problèmes de choix social surviennent avec l’agrégation des intérêts, ou des préférences, ou des jugements, ou des conceptions de différentes personnes (ou groupes) dans une société » (Ibid., p. 214). Ce premier point rapproche cette branche de l’économie de la philosophie morale. En revanche, ses méthodes sont distinctement formalisées et axiomatisées, la plupart des travaux étant voués à prouver des théorèmes. Cependant, Sen (Ibid.) considère que le point de vue le plus fructueux est de concevoir la théorie du choix social comme l’intersection de son objet et de ses méthodes : les preuves et l’interprétation des théorèmes. D’une part, ses travaux montrent que la pertinence morale des théorèmes dépend de ce que l’on agrège — intérêts, préférences, jugements, etc. — et de l’objectif poursuivi — décision, évaluation, etc. D’autre part, il insiste sur l’importance de l’évaluation morale des axiomes et de la formalisation utilisés. Par exemple, les axiomes expriment-ils des principes normatifs justes ? Les présupposés moraux renfermés dans les caractéristiques subtiles de l’application formelle sont-ils acceptables ?

Les travaux de Sen sont vite devenus fondamentaux, notamment à cause de sa réflexion sur la base informationnelle et les fondements moraux contenus dans l’idée de « rationalité collective ». En combinant une étude des méthodes formelles et du raisonnement non formel, Sen perçoit que le cadre conceptuel de la théorie du choix social ne contient pas assez d’informations pour éviter le résultat négatif d’Arrow. Aussi, bien que la stratégie employée par les théoriciens du choix social soit en principe de se fonder sur les présupposés moraux les plus robustes et les moins controversés, Sen montre que la neutralité affichée tend à être insatisfaisante et biaisée par les engagements théoriques des économistes. Logiquement, on ne peut accepter les présupposés moraux des théorèmes et rejeter leurs conclusions. En général, notre confiance envers les axiomes vient à la fois de la mesure avec laquelle ils semblent raisonnables, ainsi que de notre attraction morale vis-à-vis des résultats auxquels ils mènent. S’il est démontré que les axiomes ont pour conséquence une conclusion morale que nous trouvons dérangeante, il est certain que la motivation sera grande de les étudier de plus près, autant que de chercher à savoir si notre réaction négative est véritablement justifiée (Hausman, McPherson, 1993, p. 714). Cette démarche est sans aucun doute celle adoptée par Sen tout au long de ses travaux dans ce domaine, le « théorème d’impossibilité » d’Arrow (1951) ayant été le déclencheur de sa détermination à contribuer à ce champ de recherche.

Dans ce troisième chapitre, nous nous attacherons à présenter le cadre contextuel d’émergence des apports de Sen à la théorie du choix social, abordant d’abord le parcours de notre auteur jusqu’à ce champ de recherche, puis rappelant les origines et les premiers résultats du champ lui-même (Section I). Cette première section nous permettra de mieux comprendre l’importance et la signification des différents apports de Sen à cette théorie, remarquant en particulier que malgré l’orientation néoclassique de sa recherche ses deux plus grandes influences sont le marxiste Maurice Dobb et l’économiste indien du développement Amiya Dasgupta.

Nous confronterons donc la conception développée par Sen envers la théorie du choix social avec le sens et la portée que les précurseurs lui avaient, semble-t-il, donnés. Nous reviendrons sur la manière dont la théorie du choix social est apparue dans les années 1950 (Section II). Si la volonté de Sen de fonder démocratiquement les choix collectifs et les jugements sociaux constitue le fil rouge de ses recherches, sa conception de la démocratie apparaît cependant bien différente de celle formalisée par Arrow (1951). Cette différence est fondamentale pour comprendre l’originalité des apports et des orientations méthodologiques de Sen.

Sans condamner l’étude formelle des mécanismes d’agrégation à laquelle la théorie du choix social est souvent associée, Sen (1997c, p. 15) préfère voir l’utilisation des méthodes axiomatiques comme « un mélange de vertus et de vices ». Pour lui, la théorie formelle doit nécessairement être complétée d’une réflexion morale sur les axiomes et les procédures utilisées, et cela en lien avec le contexte particulier d’application. Contrairement à Arrow, il montre que le modèle des procédures de vote peut difficilement être raisonnable pour les jugements de bien-être. En revanche, pour certains types de décisions collectives, il reste valable mais à condition d’affaiblir certains des axiomes posés par Arrow si l’on veut éviter les résultats d’impossibilité (Section III).