Section I. La théorie du choix social et l’idéal démocratique : aux sources de la réflexion de Sen en économie normative

‘Le soutien à la cause du pluralisme, à la diversité et aux libertés fondamentales se trouve dans l’histoire de nombreuses sociétés. Les longues traditions consistant à encourager et à pratiquer le débat public sur les problèmes politiques, sociaux et culturels […] exigent une reconnaissance beaucoup plus complète de l’histoire des idées sur la démocratie. Cet héritage global offre suffisamment matière à la remise en cause de l’opinion fréquemment rappelée selon laquelle la démocratie n’est qu’une notion occidentale, et qu’elle ne serait donc qu’une forme d’occidentalisation.
Amartya Kumar Sen, 2005a, p. 15.’

Sen appartient certes à la communauté mondiale des économistes — ce qui implique qu’il en respecte les règles et les conventions —, mais il est aussi un citoyen indien né sous la domination britannique en 1933 dans une famille de classe moyenne hindoue 169 . Or, tous les travaux intellectuels, même scientifiques, véhiculent une conception du monde. L’orientation et le style des recherches sont marqués par le caractère des auteurs, leurs affinités et croyances personnelles et par les hasards de la vie. Selon cette perspective 170 , nous mettrons en lumière le contexte personnel de sa contribution à la théorie du choix social en revenant sur les expériences déterminantes, les filiations intellectuelles et les valeurs qui ont déterminé ses choix académiques, ses orientations méthodologiques et ses engagements intellectuels.

Nous verrons que l’éducation de Sen profondément libre et ouverte — marquée par la figure emblématique de Rabindranath Tagore — se fait paradoxalement dans un climat historique d’intolérance et de dépendance, l’Inde étant encore une colonie de la Grande-Bretagne et le lieu d’importants conflits religieux. Très tôt, la confrontation avec cette réalité indienne crée chez Sen un besoin d’analyser et de comprendre. D’un côté, on lui enseigne l’idée d’une Inde hétérogène, culturellement riche et diverse ; d’un autre côté, les conflits entre communautés hindoues et musulmanes deviennent de plus en plus présents ainsi que les idées séparatistes. L’Inde devient indépendante en 1947, alors que Sen n’a pas tout à fait 14 ans. À cette époque, il observe « un gouvernement inexpérimenté, une partition non digérée, des alignements politiques peu clairs, combinés à une violence communautaire répandue et un désordre social » qui rendent difficile « d’avoir foi dans le futur d’une Inde unie et démocratique » (Sen, 1999e, p. 15). Pourtant, son éducation le pousse à croire dans la tolérance et la possibilité de pluralisme que peut produire la démocratie, qu’il perçoit comme le meilleur moyen de favoriser la liberté individuelle et d’éliminer la misère.

Lorsqu’il entre dans les débats d’économie politique durant ses études universitaires à Calcutta, la tendance politique de ses camarades est cependant plutôt marxiste-léniniste. Il en vient donc à chercher des arguments dans la théorie économique en faveur de choix collectifs démocratiques afin de contrer leurs positions autoritaristes. C’est à cette époque qu’il découvre le théorème d’impossibilité d’Arrow (1951) dont les conclusions ruinent ses espoirs quant à la possibilité de justifier rationnellement sa foi en la démocratie (A). En 1953, il part poursuivre ses études au Trinity College de Cambridge, mais son intérêt pour un tel sujet trouve peu d’écho parmi ses camarades et professeurs. Au contraire, Sraffa et Robinson n’ont de cesse de le détourner de ce genre de problématique néoclassique (B). Sen doit donc attendre de finir sa thèse sur le choix des techniques pour pouvoir se lancer véritablement dans la théorie du choix social. Dix ans plus tard, en 1970, il publie Collective Choice and Social Welfare, ouvrage dans lequel il affronte le fameux théorème d’impossibilité et qui lui donne toute sa notoriété parmi les théoriciens du choix social (C).

Notes
169.

 Bien qu’il souhaite donner à son œuvre une portée universelle, Sen inclut fréquemment dans ses écrits des références à sa culture, et plus récemment à son expérience personnelle. Si cela est particulièrement vrai pour ses travaux et communication des années 1990, il y a peu de doute quant à l’influence de celles-ci sur ses premiers travaux comme nous le montrerons ici, et comme nous l’avons montré dans Gilardone (2006a).

170.

Cette perspective est notamment défendue par François Dosse (2003).