A. Origine de l’intérêt de Sen pour l’économie et pour les questions de choix social

Amartya Kumar Sen est né le 3 novembre 1933 à Santiniketan, au Bengale, et porte la nationalité indienne. À cette époque, ce qu’on appelle « les Indes » est encore une colonie de la Grande-Bretagne et le lieu de nombreux conflits religieux. Les Indiens ont commencé leur lutte pour l’indépendance. En effet, le mouvement national indien a pris corps en 1885 avec la création du parti du congrès ayant, à sa tête, Mohandas Karamchand Gandhi et Jawaharal Nehru. Ce parti étant dominé par les hindous, bien qu’il se déclare « séculier », les musulmans fondent, à leur tour en 1906, leur ligue. Progressivement, l’idée que les communautés hindoues et musulmanes doivent être considérées séparément est imposée aux britanniques par la Ligue musulmane toutefois minoritaire. Dans les années trente, la « théorie des deux nations » émerge, accompagnée de l’idée que les musulmans doivent avoir leur État ; le terme « Pakistan » est inventé par un groupe d’étudiants musulmans en Angleterre autour de Rehmat Ali en 1933. Jusqu’à l’indépendance et la partition de l’Inde le 15 août 1947, de violents affrontements ont lieu entre hindous et musulmans, malgré les efforts de Gandhi pour construire l’amitié entre ces communautés religieuses. Finalement, la partition de l’Inde ne règle en rien le problème de la violence intercommunautaire, qui se perpétue aujourd’hui encore 171 .

Si le contexte historique dans lequel Sen grandit est pour le moins agité, son environnement familial et scolaire l'oriente vers les valeurs de raison, de tolérance et de liberté 172 . Élève brillant, ayant une prédilection pour les sciences physiques et les mathématiques, il se tourne finalement vers la discipline économique qu’il étudie au Presidency College de Calcutta de 1951 à 1953. Sen est captivé par l’économie, qui lui semble à la fois plus utile, plus motivante et plus difficile que les sciences naturelles vers lesquelles il s’était d’abord orienté. Il est passionné par les débats d’économie politique et s’engage dans cette discipline autant par intérêt pour les questions sociales que par fascination intellectuelle (Klamer, 1989, p. 136). Son horizon intellectuel devient plus large. Il se lie d’amitié avec ses camarades de classe, en particulier avec Sukhamoy Chakravarty, et des étudiants en histoire ayant un grand intérêt pour l’économie et « les politiques de gauche » (Ibid.). La communauté estudiantine du Presidency College est en effet très active politiquement. Comme Desai (2000, p. 1) le note, Calcutta est devenu dans les années 1940 le bastion du parti communiste indien : « Dans les cafés autour du Presidency College, les discussions au sujet de l’interprétation des textes faisaient rage — qui avait la lecture la plus subtile de Marx et de Lénine, qui pouvait le mieux réconcilier le marxisme et la philosophie hindoue ? ». Néanmoins, Sen « n’a jamais pu développer suffisamment d’enthousiasme pour rejoindre un parti politique » (Sen, 1999a, p. 3), bien qu’il soit très sensible aux engagements égalitaristes de la gauche :

‘[…] malgré le haut degré moral et éthique de compassion sociale, de dévouement à la politique et d’engagement pour l’équité, il y avait quelque chose de dérangeant dans les standards politiques de gauche de cette époque : en particulier le scepticismeenvers toutes les pensées politiques procédurales, incluant les procédures démocratiques permettant le pluralisme. Les plus grandes institutions démocratiques n’avaient pas plus de crédit que ce qui était perçu comme de la « démocratie de petits bourgeois » […]. Le pouvoir de l’argent dans beaucoup de pratiques démocratiques était identifié de manière très juste, mais les alternatives — incluant les abus terribles liés à l’absence d’opposition politique — ne recevaient aucun examen critique sérieux. Il y avait également une tendance à voir dans la tolérance politique une sorte de « faiblesse de la volonté » pouvant détourner les leaders bien-intentionnés de la promotion du « bien social » […] (Ibid., nous soulignons)’

Sen est encore très marqué par les affrontements intercommunautaires qui se sont produits avant la partition de l’Inde, où les gens s’identifiaient de manière sectaire et exclusive au groupe auquel ils se sentaient appartenir. Cette prise de conscience brutale de la diversité des identités contenues dans la culture indienne avait transformé cet atout en une cause violente de conflit, en une « guerre civile irrationnelle » (Sen, 1999a, p. 2). Cette expérience douloureuse, bien qu’il n’en fût pas directement victime, forme très tôt chez lui un engagement pour la tolérance en général et le pluralisme. Il redoute surtout toutes les dictatures idéologiques ou toutes les sortes de sectarisme. Sen se trouve alors face à un dilemme : comment rendre compatibles ses croyances et son penchant pour l’activisme de gauche qui occupe la plupart de ses camarades ? L’enjeu de la tolérance politique n’est pas tant pour lui de laisser émerger les idées libérales, mais surtout de permettre le pluralisme.

Il est important aussi de noter que, malgré l’omniprésence de Marx dans les discussions politiques entre étudiants et leur passion pour la littérature et l’histoire, l’enseignement au Presidency College reprend principalement les standards de l’économie néoclassique. Sen est particulièrement marqué par les professeurs Bhabotosh Datta, Tapas Majumdar et Dhiresh Bhattacharya, qui l’amènent à lire des classiques tels que Principles of Economics de Marshall (1890), Value and Capital de Hicks (1939a), ou Foundations of Economic Analysis de Samuelson (1947). C’est donc à ce type de théorie économique — provenant des manuels occidentaux et traitant des problèmes des économies capitalistes avancées — que Sen est d’abord confronté, en plus de la littérature classique de Smith, Ricardo et Mill. Mais Sen avait appris de ses discussions avec Dasgupta (Swedberg, 1990, p. 251) qu’avoir de l’intérêt pour les problèmes pratiques indiens ne devait pas signifier le rejet des théories économiques occidentales, mais plutôt la recherche de ce qui pouvait être pertinent en elles. Afin de faire face à certaines disputes de fond avec ses camarades, Sen a donc commencé à étudier l’économie du bien-être d’un côté et la portée et la possibilité d’un choix social rationnel, tolérant et démocratique de l’autre (Sen, 1999a, p. 4). Évidemment, il a rencontré le théorème d’impossibilité d’Arrow et la théorie du choix social qui en a découlé, sorte de point de rencontre entre ses deux centres d’intérêt :

‘Peu de temps après que Kenneth Arrow ait publié à New York en 1951 son étude fondatrice sur le choix social, Social Choice and Individual Values, que mon brillant camarade Sukhamoy Chakravarty a attiré mon attention sur cet ouvrage et sur le stupéfiant « théorème d’impossibilité » (ceci a dû être au début de 1952). Sukhamoy était lui aussi très attiré par la gauche mais il s’inquiétait comme moi de l’autoritarisme politique, et nous discutions des implications de la démonstration d’Arrow selon laquelle aucun mécanisme de choix social non dictatorial ne pouvait mener à des décisions collectives cohérentes. Cela pouvait-il vraiment fournir des excuses à l’autoritarisme (de la droite ou de la gauche ?). (Ibid.)’

Notes
171.

Voir Virmani (2001).

172.

Sa famille est en effet composée d’intellectuels hindous proches de Tagore — poète bengali et prix Nobel de littérature en 1913 — qui semble lui avoir inculqué une manière d’apprendre en questionnant, non en cherchant à respecter des principes (Barsamian, 2001, p. 4). Cette attitude a sans doute été renforcée par son passage à l’école fondée par Tagore (Sen, 1999a, p. 2). L’ambition de Tagore était en effet que ses élèves acquièrent un esprit scientifique ; il voulait que les enseignants encouragent le doute constructif, l’amour de l’aventure intellectuelle, le courage et le désir ardent de conquérir le monde par l’esprit d’entreprise et par la hardiesse de la pensée et de l’action (Jha, 1994, p. 644).