B. Le « détour » par Cambridge, en Grande-Bretagne

En 1953, après l’obtention d’une licence en économie, avec une sous-dominante en mathématiques, Sen part de Calcutta pour étudier au Trinity College de Cambridge, en Angleterre. Il obtient une autre licence en économie pure, cette fois en seulement deux ans ; il est alors âgé de vingt et un ans. Sen appartient en effet à une génération d’indiens qui n’a plus à lutter pour l’indépendance de son pays et qui est consciente que « le monde ne s’intéresse pas aux auteurs et intellectuels de pays non-occidentaux » (Desai, 2001, p. 1) 173 . Bien qu’il ne néglige pas l’économie du développement et les questions économiques propres à l’Inde, Sen est déjà surtout très intéressé par la théorie du choix social naissante — ce qui ne le rend pas très populaire à Cambridge. En effet, l’économie enseignée est beaucoup moins formalisée qu’à Calcutta (Klamer, 1989, p. 137), et très peu concernée par les sujets de débat des étudiants indiens. Mais Cambridge a d’autres choses à offrir au jeune Sen qui a, semble-t-il, choisi en toute connaissance de cause d’étudier dans cette université 174 . Les principales discussions d’économie politique à Cambridge se situent plutôt entre ceux qui sont pour l’économie keynésienne et ceux qui sont contre. Dans cette Université, se côtoient ainsi les disciples de Keynes (Richard Kahn, Nicholas Kaldor et Joan Robinson, entre autres) et les sceptiques envers l’œuvre de Keynes, des économistes néo-classiques (comme Dennis Robertson, Harry Johnson, Peter Bauer et Michael Farrel) :

‘Le débat était à l’origine centré sur l’utilisation d’agrégats en macroéconomie, c’est-à-dire sur la perception de l’économie comme un tout, puis il s’est déplacé vers le sujet de la théorie du capital, sujet où les néo-keynésiens prennent clairement position contre l’utilisation dans les modèles économiques d’un agrégat concernant le capital (certains de mes camarades comme Pasinetti et Garegnani ont largement alimenté le débat). Bien que de nombreux professeurs n’aient pas été très impliqués dans la controverse entre les différentes écoles de pensée […], les lignes politiques étaient généralement bien définies — mais plutôt bizarrement. Evidemment, les keynésiens étaient situés à « gauche » des néo-classiques […]. (Sen, 1999a, p. 5)’

Au sujet de la nature du capital, la controverse entre les deux Cambridge — Cambridge en Grande-Bretagne et Cambridge aux États-Unis — est aujourd’hui bien connue et identifiée comme une « guerre froide amère dans le domaine des idées » (Walsh, 2003, p. 319). Selon Walsh (Ibid.), « les conceptions de Sraffa et Robinson ainsi que celles des anglo-italiens en sont venues à être traitées par les moins intelligents des néoclassiques de la même manière que les Victoriens traitaient le sexe : comme quelque chose qui ne doit pas être mentionné en société, et particulièrement devant les jeunes ». Quant à Sen, il ne choisit jamais vraiment son camp, et il a de bonnes relations avec des économistes se situant dans l’un et l’autre des courants de pensée.

En fait, Maurice Dobb est paradoxalement le seul à accepter de discuter avec Sen du théorème d’impossibilité, et plus généralement d’économie politique. Économiste marxiste, il est souvent accusé par les keynésiens et les néo-keynésiens d’être « trop tendre » au sujet de l’économie néo-classique. À cet égard, Sen (1999a, p. 6) rapporte, non sans une certaine ironie, que lorsque Dobb est élu contre Kaldor au Conseil de la Faculté, ce dernier déclare que cette victoire est celle de l’économie néo-classique déguisée — faisant le commentaire suivant à Sraffa : « la théorie de l’utilité marginale a gagné ! » 175 . Malgré tout, Sen (Ibid.) considère à l’époque Kaldor comme l’un des néo-keynésiens les plus tolérants de Cambridge.

Avec Sraffa, il a l’opportunité d’engager des discussions générales sur la nature de l’économie, de la philosophie et de la politique. Toutefois, Sen n’apprécie pas tellement ses travaux qu’il qualifie d’« ennuyeux » et de « technocratiques », mais heureusement l’« étroitesse » de ses écrits est compensée par son intelligence et la grande variété de ses intérêts (Klamer, 1989, p. 138). Il est d’ailleurs assez mystérieux pour Sen de remarquer qu’aucune de ses idées singulières sur la rationalité, le comportement humain, le rôle de la société dans la formation des valeurs, ou le rôle de la politique dans la genèse de la théorie économique, ne soit exposée dans ses articles 176 . À cette époque, Robertson a aussi une grande influence sur Sen, notamment à cause de sa critique très argumentée du behaviorisme et son scepticisme envers la notion de « préférence révélée » qui se répand dans la discipline :

‘L’idée que l’on puisse comprendre les êtres humains uniquement à partir de leurs comportements, et même de leurs comportements non-verbaux, et jamais par la conversation — « ne parle pas, mais observe » —, est tout à fait étrangère à la tradition marshallienne de Cambridge, une tradition que j’ai fini par beaucoup admirer. Le représentant naturel de cette tradition pendant mes études était Dennis Robertson. (Ibid.)’

Si la tolérance dans les choix collectifs et la démocratie sont pratiquées à Trinity, Sen craint toutefois de ne trouver personne à Cambridge qui soit très enthousiaste au sujet de la « théorie » du choix social. En conséquence, après l’obtention de sa seconde licence, il se tourne vers un sujet de recherche différent pour sa thèse: « le choix des techniques », ce qui intéresse à la fois Joan Robinson et Maurice Dobb. Robinson termine à ce moment la rédaction de son ouvrage The Accumulation of Capital (1956) dans lequel elle tente de préciser le lien entre croissance et répartition en fournissant une alternative au modèle de croissance équilibrée que propose Robert Solow à la même époque. C’est elle qui reprochera le plus à Sen de ne pas s’engager vraiment du côté de la nouvelle orthodoxie néo-keynésienne. En effet, l’intérêt de Sen pour les travaux du néoclassique Arrow ne rencontre aucune sympathie de la part de Robinson. Elle est contre toute idée d’enchevêtrement de la théorie économique et de l’éthique, ce qui peut surprendre étant donné sa passion pour la justice sociale — mais qui correspond tout à fait à l’orthodoxie philosophique de l’époque en économie 177 . Pour cette raison, Sen (1999a, p. 5) n’hésite pas à la qualifier de « très brillante mais totalement intolérante ». En contraste, Sen est plutôt très intéressé par la vision de l’économie selon Dobb, d’autant plus qu’il prend l’économie du bien-être très au sérieux 178  — il donne d’ailleurs un cours dans ce domaine —, tout comme le très néo-classique Pigou, qui toutefois continue le débat sur la macroéconomie. Par rapport à la théorie du choix social, Sen oppose clairement les attitudes respectives de Robinson et Dobb :

‘Elle avait adopté naïvement une position positiviste en éthique, et était vite ennuyée par des discussions au sujet du bien-être, des jugements sociaux et des évaluations normatives. Elle voulait me sortir de toute la « bêtise éthique ». Maurice Dobb était beaucoup plus encourageant [...] Il voulait s’assurer que les résultats d’Arrow n'étaient pas [...] « juste de l’algèbre », et me faisait écrire sur leur pertinence en des termes non-formels. (Klamer, Op. Cit., p. 189)’

Sen devait donc être assez déterminé pour résister aux reproches de sa directrice de thèse, répondre aux exigences de Dobb et travailler sur le théorème d’Arrow en même temps qu’il rédige sa thèse sur le choix des techniques. Notons toutefois que la position de Sen à cette époque ne peut pas être véritablement comprise en rapport avec les conflits idéologiques qui l’entourent. En effet, l’un des aspects les plus saillants de son caractère consiste toujours en son refus de rejeter complètement une pensée ou d’en accepter dogmatiquement une autre. Il n’est pas contradictoire pour lui d’être admiratif de la rigueur analytique de Robinson tout en orientant sa recherche vers les thématiques néoclassiques. Ceci lui vaudra toute sa carrière, en raison des multiples tensions de ce type qui la traversent, le reproche d’être situé au milieu de la route. À cet égard, sa réponse est toujours la même :

‘Cela dépend de la manière dont on définit la route. On peut certes la définir de telle manière que je me situe au milieu, mais une partie de mon problème a été de montrer que les gens devraient être sur une route différente. J’essaye véritablement de changer la route. Ma frustration est bien de ne pas avoir eu beaucoup de succès pour déplacer le centre du débat. (Steele, 2001, p. 8)’

On peut cependant supposer que Sen et Robinson avaient au moins un point en commun : un intérêt pour la théorie formelle motivé par l’aspect politique des problèmes économiques. Comme Gram et Walsh (1983, pp. 518-519) l’écrivent, « bien que beaucoup des sujets célèbres associés à son nom […] étaient débattus dans des termes hautement abstraits, l’objectif de ses arguments étaient souvent de rendre explicites les dimensions politiques, morales et sociales des questions économiques discutées qui, selon elle, étaient systématiquement ignorées ». Toutefois, il semble que Sen ait eu peu d’occasion de discuter des aspects politiques et moraux avec Robinson. Tout en reconnaissant que ses discussions avec Robinson étaient toujours passionnées et formatrices, Sen (1994a, p. 1154) regrette son manque d’ouverture et sa manière de toujours centrer la conversation sur ce qu’elle estime être un sujet important. Heureusement, après sa première année de recherche, Sen a suffisamment avancé dans sa thèse sur le choix des techniques pour demander à faire les deux années suivantes en Inde. Il retourne donc à Calcutta, et Amiya Dasgupta — qui enseigne alors la méthodologie à Bénarès — accepte de le diriger. Une fois encore, Sen reçoit de sa part des conseils très éclairants et accepte de discuter des questions éthiques et des fondements philosophiques de la théorie économique (Walsh, 2003, p. 319).

Dans un hommage à Dasgupta, Sen (1994a, p. 1154) insiste sur les qualités importantes de son second directeur de thèse — l’opposant ainsi à Robinson. Ces qualités consistent à « laisser l’étudiant choisir son sujet d’étude », à « lire tout ce qu’on lui soumet avec la plus grande attention » et à « commenter les arguments présentés en donnant des fondements pour en réexaminer la clarté et la solidité ». Ce soutien que reçoit Sen de la part de Dasgupta concernant ses interrogations éthiques peut néanmoins surprendre lorsque l’on sait que ce dernier a réalisé sa thèse de doctorat avec Lionel Robbins à la London School of Economics entre 1934 et 1936 179 au moment où il défend un point de vue positiviste en économie. Toutefois, comme le note Sen (Ibid., p. 1152), Dasgupta (1983, p. 19) estime que « les problèmes de la théorie économique peuvent finalement être réduits à un choix entre des alternatives résultant de la rareté des ressources, dans la mesure où la rareté est définie en relation aux besoins de la société ». Certes, cette conception reprend l’idée fort débattue de Robbins (1932, p. 15) selon laquelle l’économie est « la science qui étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des moyens rares ayant des usages alternatifs ». Cependant, Dasgupta inclut les questions concernant les « fins » et l’analyse des influences sociales sur la perception des préférences et des objectifs, en particulier afin de saisir les biais institutionnels qui façonnent les préférences individuelles dans un sens ou un autre.

Finalement, Sen termine sa thèse en 1959 180 et il prend la liberté de la soumettre au jury d’un concours entre les étudiants de Trinity College. Il arrive en tête du concours et doit donc choisir entre continuer sa carrière à Calcutta ou à Cambridge. Il revient à Cambridge et le prix qu’il reçoit lui donne quatre années d’entière liberté, soit la possibilité de faire absolument ce qu’il veut sans avoir aucun compte à rendre 181 . Sen prend la décision radicale d’étudier la philosophie pendant cette période, ayant toujours été intéressé par la logique et l’épistémologie. Il s’implique rapidement dans la philosophie morale et politique qui lui permet d’aborder selon une autre perspective les sujets de la démocratie et de l’équité, ses premières préoccupations 182 .

Notes
173.

 Selon Desai (Ibid.), avant l’indépendance beaucoup d’Indiens venaient en Grande-Bretagne étudier l’économie, à dessein de l’enseigner ensuite dans leur pays. C’était plutôt l’économie d’un type appliqué qui les intéressait, afin de contribuer à la formation des politiques nationales. La nouvelle génération a quant à elle des objectifs bien plus ambitieux, ou plus personnels : il est possible de devenir un économiste issu d’Inde et pas seulement un économiste indien.

174.

 Sen (1999a, p. 6) indique en effet que le fait que l’économie enseignée au Trinity College ne soit pas unidimensionnelle avait été l’une des raisons principales de son choix : « j’étais chanceux d’être là, mais ce n’était pas entièrement de la chance puisque j’avais fait ma demande d’inscription après avoir lu dans un manuel de l’Université de Cambridge que trois remarquables économistes ayant des vues politiques très différentes y coexistaient. Le marxiste Maurice Dobb et le néo-classique et conservateur Dennis Robertson offraient des séminaires communs ; il y a également Piero Sraffa, un modèle en matière de scepticisme envers presque toutes les écoles de pensée standards ».

175.

Sraffa a certainement dû confier plus tard à Sen cette anecdote, tout comme il lui a raconté la manière dont s’est déroulée l’arrivée de Dobb (Sen, 1999a, p. 6) : Lorsque Robertson lui propose d’enseigner à Trinity, Dobb répond oui immédiatement… mais culpabilise plus tard de ne pas lui avoir « tout » dit. Peu après, Dobb a envoyé une lettre à Robertson dans laquelle il le prie de l’excuser de ne pas avoir mentionné plus tôt son appartenance au parti communiste, et disant qu’il comprendrait parfaitement si Robertson décidait finalement qu’il n’était pas une personne adéquate pour enseigner aux étudiants à Trinity. Robertson lui a répondu en une phrase : « Cher Dobb, à partir du moment où vous nous annoncez quinze jours avant que vous allez faire sauter la chapelle, il n’y a pas de problème. »

176.

 Sen, dans l’entretien qu’il accorde à Klamer (Ibid.), déplore le fait suivant : « Sraffa parlait principalement des gens, mais écrivait le plus souvent sur les marchandises ».

177.

Bien que certains économistes empruntent le langage du positivisme logique, puis de l’empirisme logique, il ne s’agit que d’une application approximative et pas toujours consciente de ces positions philosophiques dominantes à l’époque. De manière caractéristique, il se développe un grand scepticisme envers les propositions éthiques, comme l'atteste cette citation de Robinson (1967 [1962], p. 41) — empreinte cette fois de philosophie popperienne : « La grande difficulté dans les sciences sociales […] pour appliquer la méthode scientifique est que nous n’avons pas encore élaboré une méthode satisfaisante pour réfuter une hypothèse [qu’elle appelle aussi « proposition métaphysique » ou « proposition idéologique »]. Privés de la possibilité de contrôler une expérience, il nous faut nous en tenir à l’interprétation de l’évidence, et toute interprétation implique un jugement ; nous ne pouvons jamais avoir une réponse définitive. Mais parce que le sujet baigne nécessairement dans les sentiments moraux, le jugement se colore de préjugés. »

178.

 Dans la préface de Collective Choice and Social Welfare (1970a, p. x), Sen exprime sa dette envers Maurice Dobb : « Mon intérêt pour ce problème [le choix social] a d’abord été éveillé par des discussions très stimulantes avec Maurice Dobb quand j’étudiais au Trinity College de Cambridge il y a une quinzaine d’années, discussions que nous avons continuées occasionnellement. »

179.

La thèse est publiée en 1942 sous le titre The Conception of Surplus in Theoretical Economics. Dasgupta y examine la pertinence de l’idée de surplus à la fois dans la théorie du consommateur et dans l’analyse de la production, passant des cadres ricardien et marshallien à des conceptions moins standards comme celles de « prospérité », de « revenu non gagné » ou ce qu’il appelle la « nature ultime des coûts ». Plus fondamentalement, sa thèse rejette toute tentative de considérer le surplus de manière absolue et estime plutôt que le surplus doit être un guide pour les variations relatives d’opportunités (Sen, 1994a, pp. 1150-1151). Sen y voit une démonstration de la fécondité des mesures relativistes par rapport aux formulations absolutistes.

180.

 La thèse de Sen est publiée en 1960 sous le titre suivant : Choice of techniques: An Aspect of the Theory of Planned Economic Development.

181.

 La même année, il se marie avec Nabaneeta Dev qu’il avait rencontrée trois ans plus tôt alors qu’elle était étudiante en littérature comparée et lui, le plus jeune professeur de l’Université Jadavpur. Pendant quatre ans, ils vivent à Cambridge, aux Etats-Unis, Sen étant professeur assistant au MIT et Dev doctorante à Harvard. Leur premier enfant, Antara, naît en 1963 ; ils auront une deuxième fille, Nandana, quatre ans plus tard. Jusqu’en 1973, Sen travaille principalement à Harvard, au Delhi School of Economics, ainsi qu’à la London School of Economics. Sa femme le suit toujours jusqu’à leur divorce en 1971 — demandé par Sen. Elle est devenue une poétesse et écrivaine très reconnue en Inde.

182.

 Cette ouverture à la philosophie est très importante pour Sen, d’abord parce que ses principaux domaines d’intérêt en économie relèvent presque de la philosophie (par exemple, la théorie du choix social fait grand usage de la logique mathématique et retire également de nombreux enseignements de la philosophie morale ; de même que les études sur les inégalités et la pauvreté), et surtout parce que la philosophie en soi est une discipline qui lui plaît beaucoup (Sen, 1999a, p. 7).