C. Maturation de son intérêt pour la théorie du choix social et premiers travaux

Malgré cette incursion en philosophie, Sen n’en oublie pas pour autant l’économie puisqu’il passe l’année 1960-61 au Massachusetts Institute of Technology en tant que professeur assistant et trouve là-bas un terrain propice pour sortir du « débat plutôt stérile de Cambridge » (Sen, 1999a, p. 8). Il rencontre en effet Paul Samuelson, Robert Solow, Franco Modigliani, Norbert Wiener. Puis, un été à l’Université de Stanford élargit encore son horizon intellectuel. Lorsqu’en 1963, Sen décide de repartir en Inde, c’est pour devenir professeur d’économie au Delhi School of Economics et à l’Université de New Delhi, où il exercera jusqu’en 1971. Sous la direction de K. N. Raj, il essaie de construire une école performante dans la formation des économistes. Le Delhi School était déjà un bon centre d’études en économie, mais il fait venir de nouveaux professeurs de talent comme son ami Chakravarty. D’autre part, des professeurs d’anthropologie enrichissent la réflexion des étudiants en sciences sociales. Au moment où Sen quitte New Delhi pour rejoindre la London School of Economics, il semble que l’entreprise voulant faire de Delhi School une école reconnue en matière de formation en économie et en sciences sociales soit une réussite (Sen, 1999a, p. 9).

En ce qui concerne la recherche, Sen profite de l’atmosphère intellectuellement dynamique à l’Université de Delhi pour se plonger dans l’étude de la théorie du choix social. L’intérêt qu’il porte à ce sujet s’est d’ailleurs renforcé lors d’un passage à Berkeley en 1964-65, où il a non seulement étudié et enseigné la théorie du choix social, mais où il a également eu l’unique opportunité d’observer quelques pratiques de choix social dans la forme de l’activisme étudiant, « le mouvement pour la liberté de parole » 183 (Ibid., p. 10). La difficulté à son retour de Berkeley est de trouver quelqu’un qui soit intéressé par le choix social en tant que discipline formelle. C’est finalement parmi ses étudiants qu’il trouve des interlocuteurs. Prasanta Pattanaik 184 soutient notamment une thèse sur la théorie du vote en 1968, et sera en 1969 le co-auteur avec Sen d’un article important intitulé « Necessary and Sufficient Conditions for Rational Choice under Majority Decision ». Progressivement, un groupe de chercheurs en économie, très au point techniquement, et intéressé par la théorie du choix social, émerge au Delhi School.

En fait, la théorie du choix social est très liée à un sujet pour lequel l’intérêt est plus répandu, à savoir l’évaluation des agrégats en économie et la détermination des politiques à mettre en place concernant la pauvreté, l’inégalité, le chômage, le revenu national, le niveau de vie. Amartya Sen est donc très satisfait de voir émerger au Delhi School un certain nombre de théoriciens du choix social en plus de Prasanta Pattanaik, comme Kaushik Basu et Rjat Deb, qui le suivront par la suite à la London School of Economics, ou Bhaskar Dutta et Manimay Sengupta. Des étudiants travaillent aussi sur d’autres domaines de recherche, mais leur travail est très influencé par le courant du choix social qui se répand à New Delhi.

Sen est convaincu qu’il y a quelque chose d’important à explorer dans ce champ d’étude :

‘Les approches de l’économie du bien-être à cette période incluaient : d’abord, le rejet positiviste ; deuxièmement, la réalisation de jugements de bien-être hors de l’économie du bien-être [...] ; troisièmement, […] une concentration sur les comparaisons non conflictuelles uniquement [...] et, quatrièmement, l’examen des fonctions de bien-être social que l’on pourrait employer avec une base informationnelle restreinte [...] Le théorème d'impossibilité d’Arrow montre la pauvreté informationnelle d'un tel cadre. (Klamer, 1989, p. 140)’

Il est vrai que l’économie du bien-être telle que l’a dénommée Pigou (1932 [1920]) n’a pas survécu telle quelle à la tendance positiviste qui a submergé l’économie dans les années 1930-40. La nouvelle économie du bien-être est donc apparue avec pour objectif de débarrasser l’économie du bien-être traditionnelle des jugements de valeur, en particulier en abandonnant l’idée de comparaisons interpersonnelles de bien-être. Sur cette base, Arrow (1950, 1951) a lancé la théorie du choix social, visant à mettre au point diverses méthodes abstraites de choix social. Reprenant la « fonction de bien-être sociale » de Bergson (1938) — le cœur de la nouvelle économie du bien-être —, il a finalement abouti à la conclusion que cette fonction ne peut exister, à moins d’être dictatoriale. Bien que les économistes du bien-être nient la portée du résultat d’Arrow sur leur champ d’étude, celui-ci a grandement contribué au déclin de l’économie du bien-être, dont le statut était déjà très précaire.

Sen entend non seulement montrer la pertinence du théorème d’Arrow en économie du bien-être, mais il veut également ôter le caractère douteux de cette discipline. Pour lui, cela passe par la démonstration qu’une réflexion éthique sur les fondements de l’économie du bien-être est nécessaire pour sortir de l’impasse. Sans percevoir encore clairement les enjeux principaux de sa contribution en cours d’élaboration, il sent que la « base informationnelle » est une question centrale et oriente ses recherches dans cette direction (Swedberg, 1999, p. 254). Sen publie donc en 1970 son ouvrage Collective Choice and Social Welfare reprenant ses différents travaux autour du fameux théorème d’Arrow et en lien avec l’économie du bien-être. Il revient ainsi à la question générale qui l’avait préoccupé pendant son adolescence au Presidency College, à savoir : un choix social raisonnable est-il possible étant donné les différences entre les préférences individuelles, incluant les intérêts et les jugements de valeurs ? En posant cette question, Sen (1999d, p. 349) sait bien qu’il peut y avoir autant de préférences que d’individus, mentionnant qu’« Horace avait déjà remarqué cette éventualité il y a très longtemps » 185 .

La plupart des analyses de Collective Choice and Social Welfare sont le fruit de recherches effectuées à Delhi. Mais la forme finale de l’ouvrage est en grande partie conditionnée par le cours sur la justice sociale qu’il donne à Harvard en 1968-1969 186 , où les rencontres avec Kenneth Arrow lui-même et John Rawls lui donnent un éclairage supplémentaire. Arrow et Rawls ont lu entièrement la première version du manuscrit, contribuant à son amélioration selon leurs affinités et compétences respectives. Ceci explique en partie l'approche présentée dans la version finale :

‘La théorie du choix social appartient à plusieurs disciplines. L’économie est l’une d’elles, mais ce n’est pas la seule. Si cet ouvrage fait partie d’une série de « textes économiques formalisés », il n’est pas pensé comme le traitement d’un problème exclusivement économique. En effet, l’approche de ce livre est basée sur la croyance que le problème ne peut pas être discuté de manière satisfaisante si on le confine au domaine économique. Le choix collectif est un aspect crucial de l’économie (notamment en économie du bien-être, dans les théories de la planification ou l’économie publique), mais c’est un sujet très lié à la science politique, en particulier à la théorie de l’État et à la théorie des procédures de décision. Il y a également un aspect philosophique très important, relevant de l’éthique et surtout de la théorie de la justice. (Sen, 1970a, p. ix, nous soulignons)’

Sen donne également à Harvard un cours commun avec Stephen Marglin et Prasanta Pattanaik au sujet du développement et de la politique économique. Cette expérience renforce son implication dans la théorie du choix social pur, puisque Marglin et Pattanaik sont tous les deux très intéressés par l’examen des connexions entre cette théorie et les autres domaines en économie. Ce n’est en tout cas pas Joan Robinson qui encourage Sen dans cette direction. Au contraire, il semble qu’elle continue à tenter de l’éloigner de l’économie du bien-être qui n’est pour elle que « non sens » et « bêtise éthique ». Elle considère même que la nouvelle économie du bien-être pousse encore plus loin la bêtise avec son aspect positiviste et ses méthodes logico-mathématiques. Ce point de vue transparaît implicitement dans le passage suivant de son ouvrage de 1962 :

‘Quels sont alors les critères d’une proposition idéologique, par opposition à une proposition scientifique ? D’abord, si une proposition idéologique est traitée d’une façon logique, elle se transforme soit en un gargouillement dépourvu de signification, soit en un cercle vicieux. […] On ne peut jamais démontrer l’inexactitude d’une telle proposition, car chaque argument est poussé jusque dans ses contradictions ; elle se prétendra vraie par définition. Toute proposition métaphysique vise à exprimer la réalité, mais elle ne peut rien nous apprendre. Si nous adoptions le critère du professeur Popper (1959) concernant les propositions des sciences expérimentales susceptibles d’être faussées par l’évidence, nous dirions que ce n’est pas une proposition scientifique. (Robinson, 1967 [1962], pp. 9-10)’

Au moment où Sen rédige son ouvrage sur la théorie du choix social, elle fait une ultime tentative et lui envoie une lettre pour lui rappeler sa soi-disant promesse : « une fois le livre terminé, il reviendrait aux choses sérieuses ». Évidemment, si tant est que Sen ait un jour prononcé ces mots, ce ne pouvait être qu’une remarque humoristique dans l’espoir d’une réconciliation avec sa directrice de thèse (Klamer, 1989, p. 139). Pour Walsh (2003, p. 319), il est cependant assez ironique que Sen se soit voué à un tel travail en théorie du choix social lorsque l’on sait que ses deux influences cambridgienne — Robinson et Sraffa qui ont marqué Sen par la rigueur analytique de leur argumentation — ont toujours cherché à l’éloigner de ce genre de problématique néoclassique. Toutefois, Walsh ajoute plus loin (Ibid., p. 320) que Cambridge a offert une autre influence à Sen : celle de Dobb.

En effet, l’économie politique de Dobb représente un véritable modèle pour lui, puisqu’elle « implique le rejet de l’économie étroite et doctrinaire » (Sen, 1987i, p. 912). On peut retrouver les traces de Dobb dans de nombreux travaux de Sen, notamment en ce qui concerne son argumentation en faveur de la richesse descriptive. Dans notre première partie, nous avons vu à quel point la richesse descriptive est un principe important pour Sen ; il apparaît maintenant que cette position lui vient de Dobb :

‘Dobb voyait la signification de la théorie de la valeur travail […] pas tant en termes de prédiction, ni en termes de ses implications directes, mais dans la richesse de la description du monde du travail, de la production et de l’échange qu’elle offrait. J’ai trouvé cet argument très persuasif, et j’ai également défendu l’idée que le besoin d’une description plus riche est assez pressant dans un sujet comme l’économie, malgré les inclinaisons minimalistes de l’économie contemporaine. (Sen, 2005d, p. 108)’

Mais, le rôle de Dobb a surtout été décisif pour le commencement des recherches de Sen en théorie du choix social puisque, nous l’avons vu, c’est le seul à avoir pris le temps de discuter avec Sen des implications du théorème d’Arrow. Walsh (Ibid.) estime que Dobb voyait clairement, d’une part, que ce théorème serait une barrière importante à la possibilité de défendre des politiques sociales rationnelles et, d’autre part, que Sen avait les talents nécessaires pour lui ôter cette portée néfaste. En outre, Dobb (1971 [1969]) publie lui-même un ouvrage sur la manière dont le bien-être social est traité par les économistes — comparant le traitement qu’en ont fait les néoclassiques et les socialistes. Sen semble avoir contribué grandement à sa réflexion, comme Dobb (Ibid., p. 8) le souligne. Dans cet ouvrage, il discute le contenu des théorèmes énoncés par les économistes, montrant que « les subtilités formelles […] servent généralement de couverture à de graves déficiences logiques » (Ibid., p. 7). Il contraste donc avec « la tendance des socialistes, du moins ceux d’obédience marxiste, […] à rejeter la question en bloc, en l’accusant de faire partie de l’héritage illusoire de l’école « marginaliste » […] qui, sous prétexte de maximiser la satisfaction, ne pensait qu’à justifier la libre concurrence et le libre marché » (Ibid., pp. 11-12). Si l’objectif de Dobb n’est pas tant de faire progresser l’économie du bien-être que de considérer les problèmes des économies socialistes d’un œil neuf, il a sans aucun doute été un interlocuteur très stimulant pour le jeune Sen. Son regard de marxiste non dogmatique et sa volonté de débarrasser la théorie économique du bien-être « des formulations ambiguës et des questions sans fondement » ont dû contribuer à élargir la perspective de Sen sur les travaux d’Arrow et rendre ses travaux originaux.

Notes
183.

 Dans les années 1960, les étudiants de Berkeley menaient la charge contre la guerre du Vietnam, à l’avant-garde de ce qui allait devenir un mouvement pacifiste, allergique à l'autorité des États. Creuset du mouvement hippie, Berkeley est à l'origine en 1963 du Free Speech Movement, suite à la revendication par Joan Baez de «la liberté de parole et l'abolition de la censure» (Perrin, 2006, p. 1) .

184.

Sa thèse donne lieu à la publication d’un ouvrage en 1971 : Voting and Collective Choice.

185.

Sen ne précise rien de plus sur cette idée d’Horace. Toutefois, on peut penser que Sen s’appuie sur une lecture des Epîtres où Horace (1961a, p. 40) parle du peuple comme d’un « monstre à mille têtes » et, plus clairement encore, un passage où Horace (1961b, p. 170) remarque que les hommes n’ont ni les mêmes admirations, ni les mêmes goûts : « Il me semble voir trois convives en désaccord, dont les palais différents réclament les mets les plus divers. Que vous donner ? Que ne pas vous donner ? Ce que tu refuses, un des deux autres le désire ; ce que tu recherches est précisément ce qui leur paraît, à l’un et à l’autre, aigre et odieux. » Par ailleurs, cette référence à celui que l’on considère souvent comme le « poète du juste milieu, ennemi de l’excès en toute chose », ou un « esprit ami de la mesure » (Hellegouarc’h, 2001, p. xiii et xiii) est assez significative de la posture de Sen.

186.

 Comme Sen (1999a, p. 8) le rapporte, ce cours commun était un succès à la fois parce qu’on y discutait de nombreuses questions importantes, et parce qu’il impliquait un cercle remarquable de participants [...] attirant les économistes et les philosophes renommés de la région de Harvard ». Et en effet, dans sa préface, Sen (1970a, p. x) fait notamment référence à la participation de Franklin Fisher, Allan Gibbard, Howard Raiffa, Jerome Rothenberg, Ross Star ou David Starett.