Bien que Sen (1987h, p. 383) fasse remonter les origines de la théorie du choix social aux analyses d’intellectuels français du XVIIIème siècle — soit à Borda et Condorcet —, il considère que sa forme moderne fut initiée par Arrow (1951) à partir du concept de « fonction de bien-être social » introduit par Bergson (1938). L’article de 1950 publié par Arrow sous le titre « A Difficulty in the Concept of Social Welfare », ainsi que la monographie qui a été publiée l’année suivante ont à la fois sonné le glas de la nouvelle économie du bien-être et fondé la théorie du choix social 187 . En effet, si les travaux d’Arrow trouvent leur inspiration dans deux littératures préexistantes — l’économie du bien-être et l’étude des procédures de vote —, la plupart des spécialistes de la théorie du choix social s’accordent à reconnaître dans ses publications l’acte de naissance de cette théorie. En un temps record, ce nouveau sujet s’établit fermement comme discipline avec l’ambition de donner un cadre formel très général à la formulation de l’optimum social (Fleurbaey, 2000). Les implications sont larges et immédiates en économie, en philosophie, en politique, et dans les autres sciences sociales. Les réponses au théorème d’Arrow prennent diverses formes : des tentatives de réfutations à la résignation défaitiste, en passant par la proposition de solutions ou la suggestion de compromis (Sen, 1985f, p. 1764).
La littérature formelle sur le choix social peut être sujette à une grande variété d’interprétations. On peut l’envisager comme une volonté de construire ou de définir une « rationalité collective », mais cela s’est généralement limité à la désignation de constitutions par le vote. Pour cette raison, il est souvent fait référence à Borda et Condorcet, qui sont à l’origine d’une polémique sur la méthode de décompte des votes 188 . Dans ce cas, la préoccupation première qui subsiste est celle de « la cohérence des prises de décision dans un groupe » (Sen, 1999d, p. 351).
Mais selon une autre interprétation, « la théorie du choix social est aussi, et plus généralement, un examen conceptuel des théories normatives de la société — théories qui caractérisent les états censés être meilleurs d’un point de vue social » (Seabright, 1989, p. 365). Autrement dit, il s’agit d’étudier comment les jugements délivrés par ces théories dépendent de propriétés concernant les états en question, telles que les préférences des individus membres de la société. Ce deuxième aspect la rattache étroitement à la problématique de l’économie normative et trouve cette fois son origine dans la philosophie utilitariste de Bentham (1789). En effet, aucune approche n’a eu autant d’influence en économie normative — constituée sous forme d’économie du bien-être — que l’utilitarisme.
Ainsi, les origines de la théorie du choix social peuvent être retrouvées dans deux sources distinctes, apparues à peu près à la même période en France et en Angleterre. D’un côté, l’objet privilégié serait les procédures de vote, de l’autre, la répartition sociale des ressources économiques. Si différents soient ces deux corps de doctrine, ils sont semble-t-il tous deux à l’origine de la forme radicale d’individualisme méthodologique qui caractérise la théorie du choix social :
‘Dans l’un et l’autre cas, en effet, l’effort de compréhension de la vie publique passe par le compte exact des contributions individuelles. Qu’il s’agisse de calculer une somme d’utilités ou de percer à jour les secrets des procédures de vote, tout procède, ici, de l’agrégation des jugements, des états ou des actions des personnes. (Picavet, 1996, p. 411)’Nous reviendrons donc sur la manière dont s’est constituée la théorie moderne du choix social depuis les travaux précurseurs d’Arrow (1950, 1951). Il est pour cela nécessaire de présenter l’état de l’économie normative — si tant est que l’on puisse véritablement utiliser cet adjectif pour la nouvelle économie du bien-être —, au moment où Arrow s’intéresse au concept de « fonction de bien-être social ». Les travaux d’Arrow sont en effet révélateurs d’une tendance en économie qui consiste à aller dans le sens de la « volonté de tous ». L’idée que l’on doive fonder tout jugement de bien-être social d’un point de vue individualiste est alors dominante (A). Arrow cherche alors à élaborer une fonction de bien-être social de manière axiomatique, qui permettrait d’aboutir à une préférence sociale démocratique selon le modèle du vote (B). Son résultat d’impossibilité, souvent perçu comme l’impossibilité d’émettre des jugements et de faire des choix collectifs démocratiques, s’avère pour Sen être le résultat d’une mauvaise représentation des exigences démocratiques (C).
Le « théorème d’impossibilité » est issu de la thèse de doctorat d’Arrow sur laquelle est basée sa monographie de 1951. C’est donc un jeune économiste qui élabore un résultat aussi important que dévastateur. Son analyse devient immédiatement un « classique » auquel doivent se référer les théoriciens du bien-être, mais aussi les philosophes politiques et moraux. La nouvelle économie du bien-être en particulier se trouve fondamentalement remise en cause. Même les théoriciens qui ne tiennent pas compte du résultat d’Arrow mentionnent le fait que ce résultat est ignoré. C’est par exemple le cas de Little (1957, p. v) qui remarque, dans la préface de la seconde édition de sa Critique of Welfare Economics, qu’il n’avait pas pris en compte l’ouvrage d’Arrow, ce qui pour Sen (1985f, p. 1764) représente un hommage indirect à l’influence et à l’importance des travaux d’Arrow.
Le climat intellectuel de cette période était celui des Lumières européennes, soit un intérêt fondamental pour la construction raisonnée d’un ordre social. La motivation de ces premiers théoriciens du choix social était d’éviter à la fois l’instabilité et l’arbitraire des arrangements sociaux. Leur ambition se concentrait sur le développement d’un cadre conceptuel pour les décisions rationnelles et démocratiques d’un groupe en tenant compte des préférences et des intérêts de ses divers membres. Cependant, ces recherches ont abouti à des résultats plutôt pessimistes, dont le « paradoxe de Condorcet » est le plus connu (Sen, 1999d, p. 351). Ainsi, la démocratie n’apparaît pas plus rationnelle qu’une autre procédure ; seuls des arguments moraux, politiques, voire historiques, peuvent la justifier.