a. L’orientation individualiste de la fonction de bien-être social

Le concept de fonction de bien-être social fut d’abord introduit par Bergson et défini d’une manière très générale : W (.), dont la valeur « dépend de toutes les valeurs qui peuvent être considérées comme affectant le bien-être » (Bergson, 1938, p. 417). Si l’information pertinente quant aux états sociaux de l’ensemble X peut être obtenue, alors une telle fonction de bien-être social peut être considérée comme une fonction à valeur réelle définie pour X. Si la question de la représentation numérique n’est pas soulignée, une telle fonction aboutit à un classement R de X (Sen, 1986a, pp. 1074-1075).

Au milieu de son article, Bergson (1938, pp. 318-319) mentionne l’existence d’un sous-ensemble E de fonctions satisfaisant « les propositions à valeur fondamentale de préférence individuelle ». Il s’agit alors de fonctions de bien-être social à caractère individualiste 189 prenant la forme suivante :

E = W(u 1, …, u v)

Dans cette expression, les u sont les fonctions de satisfaction (ou indicateurs de choix) des v individus constitutifs du groupe ou de la société. Cette fonction résume, ou si l’on préfère, implique un ensemble détaillé de jugements de valeur concernant la manière dont le bien-être d’un individu doit être « additionné » à celui d’un autre (de V. Graaff, 1970, p. 9). L’objectif est bien sûr de fonder la fonction de bien-être social sur des jugements de valeur suffisamment généraux et susceptibles de faire l’objet d’une large approbation, ce sans quoi l’intérêt des conclusions ne serait partagé que par ceux qui acceptent les jugements sous-tendant la fonction W telle qu’on a réussie à la caractériser.

Alors que l’idée d’une fonction de bien-être social est venue de Bergson, l’utilisation d’une telle fonction a été véritablement inaugurée par Samuelson (1947). Ce dernier lui a en effet appliqué différents critères qu’elle semblait devoir satisfaire. Chez Samuelson, par exemple, le caractère individualiste est établi comme suit :

‘Si un mouvement laisse un individu sur la même courbe d’indifférence, alors la fonction de bien-être social reste inchangée, et le raisonnement est similaire pour une augmentation ou une diminution. (Samuelson, 1947, p. 223)’

Autrement dit, Samuelson utilise le critère de Pareto (1929), défini d’une manière telle qu’il inclut la condition d’indifférence parétienne. Ainsi, il ne doit pas être possible d’accroître le niveau de bien-être d’un individu quelconque sans du même coup, diminuer celui d’au moins un autre. Le recours au critère de maximisation de bien-être social formulé par Pareto quelques temps plus tôt semble en effet être le jugement de valeur le moins critiquable et le plus consensuel dans le contexte des années 1940-50. Il est maintenant bien connu que, dans les années trente, l’économie du bien-être — alors largement fondée sur l’utilitarisme classique dont la préoccupation était l’utilité totale d’une société — s’est vue sévèrement remise en cause sous l’influence du positivisme 190 . Les arguments, présentés par Lionel Robbins notamment, ont amené la plupart des économistes à considérer les comparaisons interpersonnelles d’utilité comme non scientifiques, puisque « tout esprit est impénétrable à tout autre esprit et aucun dénominateur commun de sentiments n’est possible » (Robbins, 1938, p. 636).

Or, à partir du moment où il y a un consensus sur l’impossibilité de procéder à des comparaisons interpersonnelles de bien-être, le bien-être social n’est alors qu’un ensemble hétérogène de bien-être individuels. On a finalement qualifié de « nouvelle économie du bien-être » l’ensemble des travaux entrepris à partir des classements individuels d’états sociaux — autrement dit sur la base des préférences — et non plus sur la base des niveaux de bien-être individuels 191 . Dès lors, si le niveau de bien-être de certains individus augmente — au sens où la situation sociale actuelle est mieux classée par eux que la situation sociale précédente — et si parallèlement le niveau de bien-être d’autres individus diminue — au sens où la situation sociale actuelle est moins bien classée par eux que la situation sociale précédente — nous ne sommes plus alors en mesure de déterminer comment le bien-être social a varié. Cette constatation aboutit assez naturellement à l’utilisation du critère de Pareto.

Il n’est donc pas étonnant que la fonction de bien-être social de « Bergson-Samuelson » soit souvent considérée comme inutile par ceux qui, dans un autre contexte, estiment cruciales les comparaisons interpersonnelles d’utilité, puisqu’elle est manifestement définie pour une conception ordinale de l’utilité. Toutefois, comme le rappellent Fleurbaey et Mongin (2004, p. 7), Bergson et Samuelson ont plusieurs fois rappelé que les comparaisons interpersonnelles étaient nécessaires pour définir le bien-être social :

‘En économie du bien-être, l’objection est faite non aux comparaisons interpersonnelles, mais envers l’affirmation selon laquelle ces comparaisons peuvent être faites sans introduire de présupposés éthiques. (Bergson, 1954, p. 245)’ ‘Il n’y a pas moyen d’éviter de tels jugements interpersonnels si nous sommes supposés munis d’un classement éthique complet de tous les états du monde. (Samuelson, 1981, p. 234).’

Ces affirmations claires peuvent sembler contradictoires avec leur revendication parallèle pour l’utilisation des préférences individuelles ordinales non comparables. Mais la contradiction s’évapore lorsque l’on comprend que Bergson et Samuelson ont en tête des comparaisons de richesses, de positions économiques, ou même de courbes d’indifférence, mais pas d’utilité. Pour eux, il est évident que, sans jugement sur la répartition, il ne peut y avoir de classement complet des états sociaux.

Notes
189.

 Cette fonction est dite de type individualiste car elle a pour arguments les indicateurs individuels d’utilité (ou de satisfaction) d’un groupe bien défini d’individus ; autrement dit les préférences individuelles sont « prises en considération » (de V. Graaff, 1970, Terminologie). Mais, elle peut inclure d’autres types d’informations.

190.

 La phase « positiviste » de l’économie du bien-être est une tendance qui se développe, à la fin des années trente, sous l’influence de Lionel Robbins (1932), qui revendique l’incompatibilité de l’éthique et de l’économie. Bien que certains économistes empruntent le langage du positivisme logique, puis de l’empirisme logique, il ne s’agit que d’une application approximative et pas toujours consciente de ces positions philosophiques dominantes à l’époque.

191.

 La naissance de la « nouvelle économie du bien-être » marque l’abandon de la caractérisation du bien-être collectif comme la somme des utilités cardinales des individus constitutifs du groupe ; c’est aussi ce que l’on a appelé « le passage du cardinalisme à l’ordinalisme ».