B. Le vote : « modèle » de choix social et cadre analytique pour l’évaluation du bien-être collectif

Les travaux fondateurs d’Arrow apparaissent donc dans un contexte où l’« utilité », la « satisfaction », le « bien-être individuel » n’ont plus véritablement de signification si ce n’est pour indiquer comment l’individu formulerait son choix. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que la théorie du choix social soit perçue comme l’héritière de deux traditions : l’utilitarisme, mais surtout la théorie du vote. En effet, l’utilité ne s’exprime plus directement, mais sert à fonder les préférences, ce qui constitue une rupture avec la première. Par ailleurs, Arrow cherche à agréger des préférences individuelles portant sur des états sociaux, afin de déterminer une préférence collective sur ces mêmes états, rappelant inévitablement les anciens travaux de Condorcet (1785) et de Borda (1781). Arrow (1951) s’attaque, il est vrai, au problème général du bien-être social, mais il mentionne que le cadre d’analyse s’applique aussi bien à des problèmes plus restreints comme des élections politiques.

Selon Sen (1999d, p. 352), cette orientation de l’économie du bien-être a réduit plus encore la base informationnelle déjà limitée du calcul benthamien et la méthode s’est clairement rapprochée de celle utilisée par Borda et Condorcet. En effet, l’utilisation des classements d’utilité de différentes personnes sans comparaison interpersonnelle procède de la même démarche que l’utilisation d’informations sur le vote pour faire des choix sociaux. Que l’on parle de théorie du « choix » social, et non plus d’économie du bien-être, est à cet égard très significatif.Selon Sen (1993, p. 48), cette concentration sur ce qu’il appelle l’aspect « mécaniste » de l’économie est allée de pair avec une vision très étroite de l’éthique. Il va même jusqu’à estimer « probable que le critère utilitariste [réduit à une version extrêmement simplifiée] ainsi que le critère d’efficacité de Pareto [aient] obtenu un grand succès parce qu’ils ne mettaient guère à l’épreuve l’imagination éthique de l’économiste traditionnel » (Ibid.).

Picavet (1996, p. 384), quant à lui, voit une vertu unificatrice dans l’approche arrovienne, puisque des problèmes aussi différents que l’évaluation d’une procédure de vote ou l’analyse de l’équité dans la distribution d’un bien peuvent être ramenés aux mêmes principes, et étudiés au moyen des mêmes instruments. Cependant, cette unification ou ce « progrès vers l’unité des savoirs passe ici par la promotion d’un certain schème, ou d’une classe de situations, au rang de « modèle » ou, pour employer une autre terminologie, d’exemple paradigmatique » (Op. Cit., p. 385). Sans aucun doute, le vote fait ici figure de « modèle » ; c’est en tout cas ce qu’annonce Arrow (1952) 196 . Partant, Arrow ramène tout problème de choix collectif à la seule logique des procédures de vote.

Il s’agit d’un parti pris méthodologique dont les implications sont fortes. D’un côté, cela permet de « tirer parti de l’analyse mathématique, dans la mesure où les choix collectifs se trouvent ramenés à des éléments qui se prêtent à une formalisation assez naturelle » (Picavet, 1996, p. 388). En effet, le vote offre l’exemple d’une procédure toute « mécanique » d’agrégation des préférences ou des actes : un évènement collectif prend forme à partir d’évènements individuels qui le déterminent complètement. D’un autre côté, cet avantage n’est pas sans contrepartie puisqu’il implique la réduction de l’objet d’étude àses seules propriétés mécaniques. Pourtant, même le sens du vote, comme le note Picavet (Op. Cit., p. 389) « provient de son insertion dans la vie publique, et il serait abusif […] de réduire cette dernière à l’accumulation des procédures de décision ».

Nous allons donc présenter la manière dont Arrow (1951) tente de formaliser l’idée de rationalité du citoyen, tout en cherchant à établir une procédure axiomatique permettant de déterminer ce que serait une préférence sociale dans un état démocratique (a). Cette démarche aboutit à l’impossibilité d’obtenir cette préférence sociale démocratique, si l’on se fonde sur des préférences « absolument » individuelles (b).

Notes
196.

 Dans un article publié en français dans le volume 5 d’Economie Appliquée, intitulé « Le principe de rationalité dans les décisions collectives », Arrow (1952) souligne la capacité de la théorie du choix social à ramener un grand nombre de situations de décision au modèle le plus simple que l’on puisse imaginer : celui du vote.