a. Axiomatiser la rationalité du citoyen et ses droits dans une démocratie

Arrow s’attache donc à établir une méthode permettant d’agréger des préférences individuelles portant sur des états sociaux, afin de déterminer une préférence sociale sur ces mêmes états, et selon une méthode préservant la rationalité des choix individuels. Il se concentre sur le problème le plus global du bien-être social, dans lequel X est l’ensemble des états sociaux envisageables, la population est l’ensemble de la collectivité publique, et les préférences individuelles représentent les opinions individuelles sur les états sociaux. Mais il mentionne que le cadre d’analyse s’applique aussi bien aux problèmes plus restreints d’élections politiques, de gestion de club, ou de définition de fonction de bien-être social dans lesquelles seules les préférences auto-centrées [tastes] comptent, à l’exclusion des préférences impersonnelles [values] (Fleurbaey, 2000, pp. 3-4). Pour définir la rationalité des choix individuels, Arrow reprend les définitions standards d’un choix cohérent et logique, ce qui se traduit par une relation binaire complète déclinée en trois axiomes. L’encadré qui suit reproduit la liste des trois axiomes de la rationalité individuelle retenus par Arrow.

Les trois axiomes de la rationalité individuelle chez Arrow :
Un individu i est rationnel si et seulement si ses préférences respectent les axiomes suivants :
Axiome I (complétude) : quels que soient x et y : « x Ri y » ou « y Ri x ».
Axiome II (transitivité) : quels que soient x, y et z, si « x Ri y » et « y Ri z », alors « x Ri z ».
Axiome III (réflexivité) : quel que soit x, « x Ri x ».
Précisons que x et y sont des alternatives, et R est une relation de préférence individuelle purement ordinale signifiant « est préféré à » ou « est indifférent à », soit l’équivalent du symbole mathématique : ≽. Réflexivité et transitivité font de R un « préordre ». La complétude fait de R un « préordre total ».

La représentation mathématique de l’utilité individuelle sous forme de préordres constitue néanmoins une innovation importante 197 , permettant de résumer en une seule relation binaire les deux relations de préférences stricte et d’indifférence. Fleurbaey (2000, p. 5) voit dans ce choix de convention le désir de fixer de façon nette l’option ordinaliste et de s’inscrire clairement dans la ligne de la « nouvelle économie du bien-être ». Pour Mongin (1999, p. 542), le concept de « préordre » possède une supériorité par rapport à celui de « fonction d’utilité ordinale », parce qu’il traduit mieux les deux conditions, conceptuellement distinctes, qui sous-tendent l’idée de « préférences bien formées » : la cohérence et l’exhaustivité des comparaisons qu’effectue la préférence.

Une autre innovation d’Arrow consiste en l’application de la méthode axiomatique 198 pour définir la fonction de bien-être social devant aboutir à un classement social R 199 , prenant en compte l’ensemble des classements individuels R i. Il établit en effet une série de cinq conditions que toute procédure de choix social devrait respecter pour être satisfaisante, en précisant la chose suivante :

‘Ces conditions sont évidemment des jugements de valeur et pourraient être mises en question ; prises ensemble, elles constituent sous une forme très générale les principes de souveraineté et de rationalité du citoyen. (Arrow, 1950, p. 19)’

Ces conditions sont conçues comme des impératifs minimaux, raisonnables, visant à s’assurer que le choix collectif est bien déduit des choix individuels, selon un mode logique (Postel, 2003, p. 74). Dans son article de 1950, Arrow s’en tient à l’exemple de deux individus et de trois alternatives et montre qu’à partir de trois options de choix, aucune fonction ne réunit l’ensemble des propriétés qu’il considère comme universelles, soit les contraintes normatives présentées ci-après.

Les cinq conditions pour la constitution d’un choix collectif 
Version révisée d’Arrow (1985, p. 125) :
Condition U (universalité) : la constitution 200 est définie pour tous les ordres de préférences logiquement admissibles sur l’ensemble des alternatives.
Condition M (monotonie) : supposons un profil 201 dans lequel x est socialement préféré à y. Supposons maintenant un nouveau profil, dans lequel x monte dans l’échelle de préférence d’un individu et ne diminue dans l’échelle d’aucun autre. Alors x est toujours préféré à y dans cette nouvelle situation.
Condition I (indépendance vis-à-vis des alternatives hors de propos) : soit S un ensemble d’alternatives. Si deux profils ont le même classement des alternatives contenues dans S pour tous les individus, alors le choix social, concernant S, est identique pour ces deux profils.
Condition N (non imposition) : la constitution n’est pas imposée. (Une constitution est imposée quand il y a certaines paires d’alternatives pour lesquelles le choix social est le même pour tous les profils.)
Condition D (non dictature) : la constitution n’est pas dictatoriale.

Le « théorème de possibilité » tel que l’a baptisé Arrow (1951) 202 énonce en fait une impossibilité, à savoir que ces cinq conditions sont incompatibles. Mais, avant d’aller plus loin, attardons-nous un peu sur ces cinq conditions. Elles sont en fait de deux ordres. Postel (2003, p. 74) considère que les trois premières visent principalement à assurer une cohérence logique au mécanisme de choix collectif, alors que les deux dernières portent plus explicitement sur des impératifs éthiques de liberté de choix. Mongin (1999, p. 544) en a une conception quelque peu différente, bien qu’il les sépare également en deux ordres. Pour lui, les conditions N, D et U sont l’expression, chez Arrow, d’une « idée de souveraineté des individus dans la définition du bien-être collectif », alors que I et M sont « des conditions de rationalité (destinées à la collectivité) ». Cette dernière interprétation est, à notre sens, la plus pertinente.

La première condition (U) assure la généralité de la constitution, le respect de la pluralité des choix individuels. Cette condition est parfois appelée « domaine universel » (Fleurbaey, 2000, p. 6) ou « domaine non restreint » (Sen, 1993a p. 161), puisque la fonction s’applique pour tous les profils de préférences individuelles admissibles, lesquelles peuvent classer les trois alternatives dans n’importe quel ordre. La seule restriction est logique et consiste en l’impératif de rationalité dans la forme du choix.

La seconde condition (M) est aussi parfois appelée « association positive » (Ibid.) et signifie que l’élévation d’une alternative contre toutes les autres dans les préférences individuelles ne peut la faire baisser contre aucune autre dans les préférences sociales. Autrement dit, les choix individuels et collectifs évoluent dans le même sens (Postel, 2003, p. 75). Les formulations ultérieures du théorème remplacent généralement les conditions (M) et (N) par l’axiome faible de Pareto (P), selon lequel si le profil est tel que tous préfèrent l’alternative x à l’alternative y, alors le classement social met x au-dessus de y (Arrow, 1999).

La troisième condition (I) indique que le classement de deux alternatives ne dépend que des préférences individuelles sur ces deux alternatives (Arrow, 1999), autrement dit que le choix social dans un sous-ensemble d’alternatives ne doit dépendre que des préférences individuelles sur ce sous-ensemble (Arrow, 1950). Pour illustrer cette condition classique du choix social, Arrow (1950, p. 28) prend l’exemple de deux individus se partageant du vin et de la bière. L’un préfère avoir plus de bière, l’autre plus de vin. Si dans une autre situation, les deux individus n’ont que de la bière à se partager, la condition (I) stipule que le fait qu’un des deux individus soit davantage brimé que l’autre par l’étroitesse du choix possible ne doit pas être pris en compte dans le partage 203 . Le désir de vin étant « hors de propos », l’individu qui en est friand ne peut pas se servir de cette préférence pour exiger plus de bière que l’autre (Postel, 2003, p. 75).

Quant aux deux dernières conditions, elles rejettent le principe de l’« unité » des choix, que le mécanisme de décision soit la dictature ou la convention 204 . Comme nous l’avons signalé plus haut, la condition (N) a généralement disparu avec la condition (M) pour être remplacée par la condition (P). La condition de non-imposition signifie qu’aucune paire d’alternatives n’est socialement classée (en termes de préférence large) indépendamment des préférences individuelles (Fleurbaey, 2000, p. 6). Autrement dit, cette condition (N) rejette les constitutions qui excluent certains ordres de préférence, soit l’idée qu’il y aurait des préférences collectives taboues, qui ne pourraient exister qu’à l’échelon individuel (Postel, 2003, p. 76).

Enfin, la condition (D) indique que « le classement social n’est pas toujours en accord avec les préférences de chacun » (Arrow, 1999), et qu’il ne peut y avoir d’équivalence directe entre le choix d’un individu particulier et le choix collectif (Postel, 2003, p. 76). Autrement dit, aucun individu ne peut imposer sa préférence stricte à la société, sur l’ensemble des paires d’alternatives et pour tout profil de préférence (Fleurbaey, 2000, p. 6). Finalement, ce qu’Arrow rejette ici, ce sont les méthodes qui reposent sur une forme de consensus préexistant, qu’il soit issu de la contrainte ou de la volonté individuelle.

Notes
197.

 Comme le note Mongin (1999, p. 542), Arrow est le premier à faire pénétrer en économie la mathématique des relations binaires qu’il avait découverte dans les cours du logicien Tarski. Si son ouvrage de 1951 justifie assez longuement ce choix de modélisation, il est ensuite devenu très banal.

198.

 Notons toutefois que Arrow appelle « conditions », et non « axiomes », les propriétés que doivent avoir les fonctions de bien-être social. Il est aujourd’hui conventionnel de parler d’axiomes à leur sujet.

199.

Étant donné le parti pris d’Arrow pour le caractère ordinal des utilités individuelles, la fonction de bien-être social ne peut en aucun cas attribuer de valeur réelle aux états sociaux alternatifs. Seul un classement peut être obtenu ; ce qui compte, c’est l’ordre des nombres, et non leur valeur.

200.

Une constitution est une fonction qui assigne à chaque profil un ordre collectif (ou social).

201.

Un profil de préférences est la description de l’ensemble des préordres individuels.

202.

 La possibilité consiste en fait, pour Arrow (1951, p. 59), à conclure que seules les fonctions « dictatoriales » — au sens où elles ne satisfont pas la condition D — remplissent les quatre premières conditions. Mais, comme le note Mongin (1999, p. 543), « Si l’on doit interpréter le théorème comme un résultat négatif, et non pas comme la dérivation d’une règle de choix social, c’est que cette règle, la dictature, apparaît comme une conséquence inopportune. Arrow lui-même suit cette interprétation, puisqu’il voit dans son travail la position d’un problème (le « problème du choix social ») ».

203.

Si le choix collectif devait dépendre d’alternatives « hors de propos », une information parfaite quant à toutes les situations possibles serait nécessaire. Cet impératif étant impossible à respecter, Arrow considère que la condition (I) est tout à fait raisonnable, bien que ce soit sans doute la condition qui ait suscité le plus de controverses.

204.

 Postel (2003, pp. 75-76) estime qu’avec les conditions (N) et (D), Arrow récuse respectivement les solutions que Hume et Hobbes apportent à la question de l’ordre social. En effet, la condition (N) revient à rejeter les théories conventionnalistes de l’ordre social, fondées sur le respect de la coutume ou des conventions sociales. Arrow passe ainsi sous silence le phénomène de la conformation sociale, prenant au pied de la lettre le postulat individualiste. Quant à la condition (D), elle s’oppose directement, bien que non explicitement, à la solution hobbesienne, puisque le rejet de la dictature inclut le cas où cette dictature serait souhaitée par les individus.