b. L’impossibilité de déduire un choix social à partir de préférences « absolument » individuelles

Dans la perspective arrovienne, les axiomes visant à déterminer la préférence sociale ont pour objet de garantir qu’elle soit bien obtenue par agrégation des choix individuels, en respectant des impératifs de liberté de choix :

‘Il [Arrow] s’assure ainsi que la réussite de la procédure d’agrégation soit bien liée aux qualités intrinsèques de cette procédure, et non pas à des phénomènes extérieurs de nature pratique, comme par exemple l’existence d’une habitude ou d’un tabou social. Pour que le principe d’agrégation soit réellement testé, il importe que le choix collectif ne soit pas, d’une façon ou d’une autre, acquis à l’avance, en étant d’emblée inscrit dans chaque ordre de préférence individuel [...].’ ‘[…] Comme dans le cadre de l’équilibre général, le but est de faire émerger un résultat collectif à partir d’individus n’ayant a priori aucun lien entre eux. On cherche à déduire le collectif d’ordres « absolument » individuels. Or, le théorème semble bien mettre un terme à cet espoir d’une parfaite transparence du collectif. (Postel, 2003, p. 77)’

En effet, en dépit du caractère raisonnable des cinq conditions posées par Arrow, le résultat de sa démonstration est qu’aucune fonction de bien-être social ne peut les satisfaire toutes simultanément. Les seules manières de passer des choix individuels à la préférence sociale, étant donné un ensemble large de classements individuels, seront soit l’imposition, soit la dictature.

La démonstration d’Arrow (1963) repose sur la notion de « groupe décisif » dans l’ensemble des votants. Un groupe Q de l’ensemble des votants est dit « décisif » pour x contre y s’il suffit que tous les électeurs de Q classent x devant y pour qu’il en soit de même du résultat du vote, quelles que soient les préférences des autres électeurs. Autrement dit, la préférence de Q détermine la préférence sociale, quelle que soit l’alternative choisie. On détermine ensuite le plus petit groupe décisif possible, celui qui contient le moins d’individus. Ce groupe doit toutefois avoir au moins deux individus pour respecter la condition (D), puis on le divise en deux sous-ensembles A et B dont aucun ne peut, par définition être décisif.

Imaginons qu’ils aient à choisir entre trois états sociaux — x, y et —, et que pour tout électeur appartenant à A, xRyR; pour tout électeur de B, yRzR; et pour tout autre électeur, zRxRy. Dans ces conditions, y bat z puisque c’est le vœu des électeurs de Q, qu’ils appartiennent à A ou à B. Ensuite, ou bien y bat x, selon le vœu des électeurs de B et contre celui de tous les autres et B est alors décisif. Ou bien x bat y comme c’est le souhait des électeurs de A et d’eux seulement, ce qui montrerait que A est décisif. Ainsi, dans toute partition d’un groupe décisif en deux sous-ensembles propres, l’un des deux sous-ensembles est décisif, ce qui contredit les hypothèses de départ. En effet, puisque l’ensemble des électeurs est fini, si l’on partage en deux le plus petit groupe décisif, on finira par aboutir à un seul individu décisif, soit un dictateur. Dans tous les cas, Arrow démontre que le choix collectif est soit intransitif, soit dictatorial ou imposé, ce qui signifie qu’aucune constitution ne vérifie les conditions (U), (M), (I), (N) et (D).

Arrow constate ainsi l’incompatibilité d’une « liberté » de choix absolue et d’une rationalité collective. Ce résultat implique : (1) en politique, un sacrifice extrême des décisions participatives ; (2) en économie du bien-être, une incapacité grossière à être sensible à l’hétérogénéité des intérêts d’une population diverse (Sen, 1999d, p. 351). Deux siècles après, le « théorème d’impossibilité » renvoie inéluctablement au paradoxe du vote, un résultat tout aussi pessimiste mis en évidence par le Marquis de Condorcet en 1785 205 et auquel Arrow (1951) lui-même fait référence. Plus encore, ce résultat indique que les estimations sociales, les calculs économiques de bien-être, et les évaluations statistiques ne peuvent être qu’arbitraires ou despotiques.

Le « théorème d’impossibilité » d’Arrow a fait l’objet de tous les commentaires, critiques et amendements. Une nouvelle discipline s’en est trouvée fondée, la théorie du choix social, à laquelle contribuent des économistes aussi bien que des philosophes moraux et politiques. Ses frontières avec l’économie normative sont floues, et bien des concepts élaborés par cette dernière pour saisir la justice sociale relèvent aussi de la théorie du choix social (Dupuy, 1982, p. 40).

Notes
205.

 Condorcet donnait l’exemple de trois électeurs devant choisir entre trois situations (A, B et C). Chacun est rationnel, dans le sens où ses choix sont transitifs. Mais, étant donné qu’aucun des trois électeurs ne fait le même classement, le choix collectif aboutit à un classement intransitif, donc irrationnel. D’autre part, si l’on veut obtenir un choix majoritaire, on est confronté à une « indécidabilité », puisque l’électeur 1 choisit A plutôt que B, l’électeur 2 B plutôt que C et l’électeur 3 C plutôt que A. À l’époque, il y avait déjà une polémique quant à la méthode d’agrégation des préférences, puisque Borda, contrairement à Condorcet, prônait la dépendance par rapport aux informations extérieures, soit une pondération des votes en fonction de leur rang dans les classements individuels. (Voir Boursin, 1995, notamment chap. 2)