C. Le « théorème d’impossibilité » ou l’impossible démocratie ?

Par son formalisme et sa méthode, la théorie du choix social met ainsi à l’écart tout élément d’appréciation « transcendant », qui ne se refléterait pas dans les relations de préférence des personnes concernées par l’état social évalué ou choisi. En reprenant le modèle des procédures de vote, Arrow envisage donc de fonder les évaluations sur l’expression des préférences des uns et des autres. Comme le note Picavet (1996, p. 412), l’orientation individualiste de sa théorie n’est pas totalement contingente à l’histoire de la pensée économique et reflète bien des valeurs sociales contemporaines :

‘Procéder à partir des jugements individuels c’est, d’abord et avant tout, parier sur la liberté, en acceptant de penser la détermination des choix collectifs en dehors de tout déterminisme historique, économique ou social. C’est faire l’hypothèse d’une forme de libre arbitre et examiner les conséquences des décisions privées.’

Dans cette perspective, l’isoloir prend valeur de métaphore : « C’est le lieu où tout demeure possible, où il n’est jamais inconcevable que, dans l’instant d’une décision, les déterminations politiques, économiques et sociales cessent d’agir » (Ibid.). L’axiome de domaine universel est celui qui symbolise, chez Arrow, cette métaphore. En effet, il conduit à aborder les problèmes de choix collectifs sans lier d’avance la solution à une condition limitant la liberté de choix de tel ou tel participant. Cependant, on peut s’interroger sur la force normative d’une telle conceptualisation de la démocratie. Autrement dit, on peut se demander si la manière arrovienne de concevoir le choix collectif à partir d’ordres absolument individuels est véritablement pertinente, et si sa réduction du sujet à des questions de cohérence logique et d’agrégation mathématique est légitime.

Arrow reconnaît aujourd’hui qu’on ne peut obtenir totalement un modèle économique à partir de micro-fondations, bien que cela soit « malheureux » (Colander et al., 2004, p. 293). Pour lui, « une théorie ne doit pas être traitée comme la vérité, mais simplement comme une référence utile » (Ibid., p. 298). Et il est vrai que l’usage des hypothèses de choix rationnel, dans la théorie des décisions collectives, présente un aspect nettement programmatique. « La théorie vise à faire mieux comprendre les implications normatives des diverses conceptions de la rationalité individuelle » (Picavet, Op. Cit., p. 448). Cela signifie que la théorie du choix social qui est née du théorème d’impossibilité ne devait pas rester prisonnière d’une vision figée de la rationalité. C’est d’ailleurs bien le cas, puisque les économistes engagés dans ce champ de recherche n’ont cessé d’en reformuler les axiomes. Cela était d’autant plus nécessaire qu’Arrow (1951) tentait d’analyser en termes de « rationalité » la question de la décision politique, généralement pensée comme plutôt étrangère à ce concept.

Certaines critiques ont cependant été suffisamment radicales pour mettre en cause les racines les plus profondes de la perspective arrovienne. Buchanan (1954) est certainement parmi les premiers à avoir interprété le résultat d’Arrow comme une tentative erronée d’imposer la logique de maximisation du bien-être sur les procédures de choix collectif (Sugden, 1993, p. 1948). Cependant, sa critique est ancrée dans la tradition contractualiste et libertarienne — le but du gouvernement n’étant pas de maximiser le bien-être social, mais de maintenir un cadre permettant aux individus de poursuivre leurs propres fins.

D’un autre côté, les théoriciens du bien-être ont, quant à eux, réfuté la pertinence du résultat d’impossibilité dans leur champ d’étude. La plupart d’entre eux pensent en effet que le jugement de bien-être social est le fait d’un individu, et non d’une collection d’individus. Cette nuance d’interprétation — quant à qui est juge — entre Arrow et les théoriciens de la nouvelle économie du bien-être est à l’origine de sérieux malentendus. Pour ces derniers, le jugement est bien celui d’un individu particulier, et non celui d’une société. Little (1952) fournit le premier l’essentiel de la réfutation de toute incidence de l’étude d’Arrow sur l’économie du bien-être. Elle peut être résumée ainsi :

‘Arrow se serait mépris sur la signification même de la fonction de bien-être social de Bergson, voyant en elle, à tort, l’expression des valeurs de la société, cependant qu’aux yeux de Bergson […], elle n’est nécessairement rien d’autre que le jugement de quelque individu. […] Little cherche à faire valoir que l’expression « classement social » ne signifie pas « classement effectué par la société », ce qui n’aurait pas de sens, mais seulement « classement des états sociaux ». (Desreumaux, 2005, pp. 5-6)’

Bergson et Samuelson, en effet, ne prêtent en aucun cas à la société une forme de conscience ou de rationalité permettant de déterminer ce que serait une préférence sociale 206 . « La fonction de bien-être social, expliquent-ils, n’est pas l’agrégation des fonctions de préférences individuelles qui fournirait la préférence d’une entité collective, parce que dans ce cas devrait nécessairement être, au moins implicitement, postulée une rationalité collective ; elle est le reflet des valeurs d’un seul individu sur les questions qui concernent la société entière, autrement dit le reflet de la rationalité d’un individu s’exerçant sur les questions collectives » (Desreumaux, 2006, p. 8). Ils échappent ainsi aux accusations de holisme ou de transcendance des valeurs individuelles. Mais il apparaît chez eux un autre travers : celui de l’arbitraire du choix social décidé par une figure individuelle, ramenant inévitablement à l’idée de dictature telle que la conçoit Arrow (1963, p. 193) :

‘Faire de l’individu l’arbitre des jugements de bien-être, ce qui est logiquement concevable, ne semble pas très pertinent. Le « bien-être collectif » est lié à la politique sociale, dans toute interprétation sensée : les jugements de bien-être de n’importe quel individu sont sans rapport avec l’action et donc sans portée.’

Sen, quant à lui, a toujours résisté à la remise en cause contractualiste et libertarienne. Il partage avec la tradition welfariste l’idée que le gouvernement est responsable de la promotion du bien-être global d’une société. En ce sens, l’une des tâches de l’économiste consiste à produire une définition opérationnelle de ce que représente ce bien-être global, afin d’identifier les politiques les mieux à même de le promouvoir. Il semble bien y voir là, comme Arrow, une question politique, et pas seulement économique 207 . Contrairement à l’économie normative précédente, la théorie arrovienne ne prétend pas résoudre les questions de science politique au moyen des outils de la théorie économique, ni réduire les fins de la vie publique à une logique de maximisation égoïste imputable aux dirigeants et aux citoyens (Picavet, 1996, p. 472). Unifiant les domaines de l’économique et du politique sous forme mathématique, elle respecte entièrement les systèmes de fins sous-jacents, et se borne à proposer un formalisme commun pour l’étude d’un certain nombre de problèmes abstraits (Ibid.). En revanche, Sen dénonce la tendance d’Arrow qui consiste à développer une approche toute formelle de la rationalité, dans laquelle cette dernière est simplement assimilée à la cohérence dans les choix. Il souligne ainsi le manque de lien évident avec la compréhension du monde social et politique, en particulier parce qu’il est supposé des préférences « fixes ». À cette lacune, s’en ajoute une autre certainement plus importante encore : la restriction de la question du choix rationnel aux préférences révélées portant sur des options déjà données 208 .

En effet, l’interprétation standard des préférences est, depuis Samuelson (1947), celle de préférences révélées. On observe donc les résultats du processus de choix, et non l’état mental de préférence ou l’acte de choix lui-même. Cette perspective est donc très différente de celle des fondateurs de l’économie du bien-être. Ces derniers étaient plus emprunts d’utilitarisme au sens où ils considéraient rationnel de maximiser le plaisir ou l’utilité, sans aller jusqu’à postuler qu’il soit vrai par définition que chaque individu le fasse (Sugden, Op. Cit., p. 1949).

Mais, comme le note Picavet (Op. Cit., p. 749), une autre critique fondamentale que l’on pourrait formuler à propos des approches formelles du choix rationnel pourrait être la suivante :

‘les décisions que nous prenons, qu’elles soient strictement privées ou, au contraire, dirigées vers l’ensemble d’une collectivité peuvent toujours se voir attribuées un sens fort différent de celui que nous leur donnons. Ainsi, je puis agir en vue de satisfaire au mieux mes préférences, mais susciter chez autrui une vision de ma conduite qui n’a rien à voir avec mes préférences propres. […] Nous sommes maîtres de nos actions, et aussi de nos analyses, mais non de l’infinie variété des significations qu’elles peuvent revêtir !’

Or, il s’agit également d’un des angles d’attaque de Sen vis-à-vis de l’utilisation de la notion de « préférences révélées » en économie du bien-être. Il voit dans cette tendance de l’économie le symptôme d’une suspicion méthodologique envers toute idée d’introspection : « le choix est perçu comme une information solide, alors que l’introspection n’est pas ouverte à l’observation » (Sen, 1982a, p. 9). C’est donc pour lui une erreur théorique de ne considérer que des « hommes solides, mais silencieux » (Ibid.). Il se montre donc plus favorable à l’idée d’une théorie mieux instruite et moins mécanique, tout comme il considère qu’une réflexion politique indépendante pourrait éclairer la pertinence des concepts utilisés, et l’importance et la portée réelle des résultats mathématiques. Si la théorie du choix social fournit des outils d’analyse pour aborder avec profit les questions relatives à la planification économique, elle n’en a pas le monopole et gagnerait à être confrontée à d’autres disciplines et courants de pensée. L’échange de points de vue est, selon sa perspective, nécessaire. Mais cela suppose un dialogue entre théoriciens formés à des outils et méthodes différents. La difficulté est donc de trouver les principes normatifs ou les concepts communs qui pourraient permettre d’amorcer ce dialogue.

Notes
206.

 Chez Bergson (1948), la fonction de bien-être social est explicitement censée servir au Bureau de planification d’une économie socialiste. Quant aux jugements de valeur que la fonction implémente, en principe ils sont formulés par ce bureau. Pour que l’économie du bien-être telle qu’elle existe puisse être utile au Bureau de planification, il faut supposer que le but de celui-ci consiste bien, d’une façon ou d’une autre, à obtenir le plus grand bien-être social possible. D’une certaine façon, donc, Bergson est amené à postuler que le Bureau fait preuve de bienveillance : la fonction de bien-être social, et cette précision est importante, est un outil qui ne peut servir qu’à un acteur altruiste, c’est-à-dire préoccupé par le bien-être de tous. (Desreumaux, 2006, p. 10)

207.

 Comme le note Desreumaux (2006, p. 17), parmi les jugements de valeur centraux qui fondent la nouvelle économie du bien-être, on trouve la souveraineté du consommateur — ce qui est tout autre chose que la souveraineté du citoyen, expression employée seulement par Arrow. En effet, dans le champ d’analyse propre à l’économie, les préférences individuelles constituent les évaluations que les individus font de leur propre situation, et non l’évaluation globale qu’ils font du fonctionnement de la société.

208.

C’est une critique que l’on retrouve également développée par Tibor Machan (1980).