A. La complémentarité entre les méthodes formelles et la réflexion morale

La nature du raisonnement utilisé par les théoriciens du choix social est très largement formelle ou mathématique. Lorsque l’on sait que Sen a commencé ses études supérieures en physiques et mathématiques, il n’y a rien d’étonnant à voir à quel point il est à l’aise avec ce haut niveau d’abstraction et de formalisation conceptuelle. Mais, s’il considère que les recherches formelles sont essentielles pour l’étude des problèmes complexes du choix social, il ne cesse de souligner la nécessité d’un examen non formel et transparent transcendant la discipline économique. En effet, Sen ne souhaite pas restreindre la discussion à l’ensemble très limité que constituent les spécialistes de l’économie formalisée. C’est la raison pour laquelle il alterne, dans son ouvrage, les chapitres aux analyses très formalisées et ceux qui discutent leur signification et portée de manière littéraire (Cf. Sen, 1970a, p. ix). D’une part, la présentation d’un état précis des résultats et des démonstrations n’empêche pas le lecteur peu familier des techniques de cette discipline d’en saisir les principaux arguments. D’autre part, il s’agit certainement pour Sen de suivre les conseils de Dobb (1971, p. 7) selon lesquels il faut « donner aux choses une signification claire » et « mettre les problèmes en perspective », au-delà des « subtilités formelles » couvrant généralement de « graves déficiences logiques ».La combinaison des deux méthodes analytiques représente pour lui une exigence qu’il s’impose tout au long de sa carrière, comme il le déclare en 1998 :

‘Dans les discussions que j’ai eues au sujet de certaines questions substantielles issues de la théorie du choix social, j’ai eu l’opportunité de considérer divers résultats qui auraient difficilement pu être anticipés sans raisonnement formel. Les réflexions non formelles, aussi importantes soient-elles, ne peuvent remplacer les recherches formelles nécessaires pour examiner la congruité et la cohérence de combinaisons de valeurs et d’exigences apparemment plausibles.’ ‘Il ne s’agit pas de nier l’aspect crucial d’une communication publique étendue pour l’utilisation de la théorie du choix social. Il est essentiel pour la théorie du choix social de relier les analyses formelles à un examen non formel et transparent. Je dois confesser que dans mon propre cas, cette combinaison a été une sorte d’obsession, et certaines des idées formelles avec lesquelles j’ai été le plus occupé […] requièrent de manière simultanée des recherches formelles ainsi que des explications non formelles et un examen accessible. (Sen, 1999d, p. 353, nous soulignons)’

Selon Sen, de nombreux problèmes de choix collectifs requièrent un traitement rigoureux et formalisé si l’on veut être précis, et les arguments non formalisés peuvent donc être traîtres. Mais, une fois les résultats obtenus, leur signification, leur portée et leur pertinence peuvent être discutées par un public bien plus large. On reconnaît également ici la marque de son mentor Amiya Dasgupta 210 à travers la double préoccupation que constitue la volonté de poser formellement un problème pour se préparer à l’affronter tout en gardant à l’esprit ce qui préoccupe vraiment les individus. Celle-ci se traduit d’un côté par l’accessibilité des travaux formalisés et d’un autre côté par l’intégration des préoccupations bien réelles et urgentes dans le raisonnement mathématique.

D’autre part, Sen (1970a, p. x) précise que le domaine du choix collectif est vaste et qu’il n’est donc pas possible de couvrir l’ensemble de ses branches, et encore moins de les discuter toutes de manière égale. Son ambition se limite à vouloir « couvrir suffisamment les branches fondamentales, tout en reconnaissant que le jugement sur l’importance relative des différentes branches représente le propre biais de l’auteur » (Ibid.). Le sujet de sa monographie de 1970 est ainsi défini : « la relation entre les objectifs d’une politique sociale et les préférences et aspirations des membres d’une société » (Ibid., p. 1). Autrement dit, son étude se concentre précisément sur la manière dont il est possible de relier les décisions en matière de choix sociaux et les politiques publiques avec les préférences des membres de la société en question. Sen (Ibid.) rappelle à cet égard que les besoins et les désirs des membres d’une communauté peuvent être pris en compte sous des formes radicalement différentes dans les décisions sociales. Même si l’on défend que les préférences de chacun doivent compter également, il s’agit d’une position pouvant être interprétée de multiples façons. Or, à chaque interprétation correspond un système différent pour décider d’un choix collectif. Si la diversité d’interprétation peut sembler problématique, Sen considère au contraire qu’il s’agit d’un « aspect essentiel du traitement des choix collectifs, et une large part de la richesse de ce domaine y est liée » (Ibid., p. 2). Son objectif est donc de clarifier la nature et les implications d’une partie de ces systèmes.

Cette diversité est d’autant plus importante que « la théorie du choix social doit être pensée différemment selon la nature du choix qu’une collectivité doit effectuer » (Sen, 1977b, p. 1539). En effet, cette théorie a été utilisée dans des domaines d’application aussi divers que « l’examen des règles électorales, l’étude des comités de décision et des stratégies de vote, l’analyse des jugements politiques, l’évaluation des règles d’arbitrage, l’exploration de concepts moraux, l’utilisation de critères de bien-être social, la formulation d’objectifs pour la planification et la construction de statistiques économiques d’évaluation ». Si tous ces exercices impliquent une agrégation au sein d’un groupe de gens et, ce faisant, appartiennent au large domaine de la théorie du choix social, ils diffèrent les uns des autres dans bien des aspects. Sen distingue en particulier deux grands types d’exercice : ceux qui doivent mener à des jugements sur le « bien-être social » et ceux qui se préoccupent simplement d’obtenir des « décisions acceptables » (Ibid.). Le premier type est bien sûr plus directement lié à l’économie du bien-être, à la statistique évaluative et aux jugements moraux et politiques. En ce sens, il se distingue d’Arrow qui considère que ces deux types d’exercice peuvent être appréhendés de la même façon, en se fondant sur le modèle des procédures de vote.

Cependant, Sen (1985f, p. 1774) estime que les idées de la philosophie politique, autant que celles de l’économie du bien-être, nécessitent un réexamen à la lumière des résultats d’Arrow. Inversement, les résultats d’Arrow doivent être interprétés en fonction du problème que l’on traite. Une première question pouvant être : S’agit-il de l’agrégation des intérêts individuels ou des avis individuels ? Et une seconde : L’intention est-elle d’obtenir une décision ou un jugement concernant le bien-être social ?

Dans le chapitre 11 de son ouvrage de 1970 où il relie la théorie et la pratique, Sen souligne la diversité des approches possibles du choix collectif à la fois dans les procédures préconisées et dans leur perspective générale. Pour lui, les variations sont le reflet des différents domaines ou contextes dans lesquels émerge le choix collectif. En effet, le problème devra être traité différemment s’il s’agit de choisir un mécanisme institutionnel de prise de décision — par exemple, en procédant à un vote basé sur la règle majoritaire ou sur une méthode de classements —, et si l’objectif est de mettre en avant des recommandations de politique sociale bien que les préférences individuelles restent le fondement ultime. Plus précisément, Sen (1970a, pp. 191-192) établit une liste de cinq types différents d’exercices qui sont tous des applications de la théorie du choix collectif, mais qui diffèrent fondamentalement les uns des autres :

‘(1) les mécanismes institutionnels de choix social sont basés sur certaines théories du choix collectif. Par exemple, l’utilisation de la règle majoritaire impliquera un attachement implicite aux principes de l’anonymat, de neutralité et de responsabilité positive […]. De manière similaire, une adhésion totale au système de libre marché en l’absence d’externalités peut être justifiée sur la base de l’optimum de Pareto, en exigeant pas moins que ce qu’implique l’utilisation de la règle extensive de Pareto, avec ses principes latents […]. Enfin, les institutions sociales peuvent inclure des dispositions pour la liberté individuelle dans certains choix […].’ ‘(2) Planifier les décisions, typiquement prises par le comité responsable d’un corps politique (e.g. un parlement), nécessite des théories reliant les buts de la planification aux préférences individuelles. Un critère comme la règle d’agrégation […], ou la règle du maximin […], peut être utilisé implicitement ou explicitement. La préoccupation pour le « bien-être global », ou le « bien-être du groupe le plus mal loti », est assez commune dans les politiques publiques, même si l’exercice n’est pas souvent exécuté de manière systématique.’ ‘(3) Faire une critique sociale, ou argumenter pour une politique publique, exige d’évaluer les systèmes de choix collectif. Les conditions des systèmes de choix collectif sont particulièrement pertinentes ici […]. C’est un ensemble large de problèmes variant des conseils pour le gouvernement en place aux arguments pour son renversement. Beaucoup des avancées majeures dans les théories du choix collectif semblent être venues de telles recherches pratiques, en particulier concernant le dernier cas. Les critiques et protestations sociales prennent typiquement pour postulat des principes de choix collectif que les mécanismes existants ne satisfont pas.’ ‘(4) Les problèmes des comités de décisionsont des cas spécifiques de choix collectif. Les comités peuvent être larges ou restreints, formels ou informels, et les institutions doivent varier. Avec des groupes petits, des procédures institutionnelles diverses sont possibles, qui peuvent ne pas être accessibles aux groupes plus larges — par exemple, avoir des systèmes informels de prise en compte de l’intensité des préférences (typiques dans beaucoup de comités), ou utiliser un système informel d’échange des votes (typique des corps législatifs). La question de la transitivité est spécialement transparente pour les décisions prises en comité […].’ ‘(5) Les problèmes de la coopération publique dépendent des procédures de choix collectif et de leur évaluation par les gens. Pour beaucoup de problèmes, il est important non seulement que justice soit faite, mais surtout qu’elle soit faite aux yeux de tous. Planifier le développement économique peut nécessiter d’imposer des sacrifices à la population, et la répartition du fardeau (celui des impôts, par exemple) peut impliquer des considérations de justice, d’équité et de mesure des gains et pertes relatifs […]. Ce qui est pertinent ici, c’est non seulement le problème de l’accomplissement de l’équité, de la justice, etc., mais aussi de rendre clair que les choix faits possèdent ces caractéristiques du point de vue de la population au sens large. La différence entre le succès et l’échec de la planification est souvent intimement liée à l’enthousiasme du public et à sa coopération, et si les soi-disant « réalistes » semblent dédaigner les « considérations normatives vagues » telle l’équité ou la justice, ces considérations apparaissent éminemment pertinentes pour le succès ou l’échec même en termes des indices les plus crus.’

Finalement, Sen montre que la grande variété des procédures de choix collectifs est quelque peu illusoire, dans le sens où chacune a une pertinence relative au type d’exercice à laquelle on l’applique. Il serait donc inopportun d’invalider un type ou un autre de procédure a priori. L’important est donc de bien comprendre les enjeux et la portée de la procédure théorique en lien avec son utilisation pratique. Dans un article de 1977, « Social Choice Theory: A Re-Examination », Sen (1977a, p. 53) ne fait plus état que de trois grands types d’exercice : la prise de décision en comité, le jugement en terme de bien-être social et l’indice normatif de type « revenu national », « inégalité » ou « pauvreté ».

Typiquement, le problème des comités de décision est celui de l’agrégation des avis de ses membres quant à ce qui doit être fait plutôt que l’agrégation des niveaux de bien-être individuels qui concerne plutôt les jugements de bien-être social. Alors que ces derniers sont souvent interprétés en termes d’« optimalité » — impliquant l’idée de « meilleur » —, la préoccupation des comités est d’aboutir à des choix justes, peu importe que ces choix puissent être décrits ou non comme « meilleurs » ou « optimaux ». Dans les comités, la forme d’expression des avis se limite souvent à un vote ou à des classements. En ce qui concerne les jugements de bien-être social, l’ampleur des gains et des pertes de bien-être est fréquemment invoquée, ainsi que les classements interpersonnels de bien-être — par exemple, « les pauvres gagneront plus de cette politique ». D’autre part, les préférences individuelles sont exprimées par les personnes elles-mêmes dans les comités, alors que les classements de bien-être individuels pour les jugements de bien-être social sont généralement tirés de conjectures plutôt que d’enquêtes directes. Cela signifie que les jugements de bien-être social nécessitent souvent une classe plus large d’informations, mais sont fondés sur des preuves moins fermes que les mécanismes de décision des comités (Sen, 1977a, p. 54).

Enfin, les indicateurs normatifs impliquent généralement des compromis entre les différents « intérêts » des individus, plutôt qu’entre leurs « avis ». La préoccupation n’est pas d’aboutir à des décisions effectives, mais de procéder à des évaluations systématiques selon certains critères bien définis. D’un côté, cet exercice a plus de similarité avec les jugements de bien-être social qu’avec les décisions des comités. Mais, d’un autre côté, il est limité par l’utilisation des seules informations pouvant être collectées automatiquement. En outre, ces évaluations se confinent souvent à des jugements de bien-être restreints à certains aspects uniquement, non représentatifs du bien-être social global (Ibid.).

Notes
210.

Nous renvoyons ici le lecteur à notre première partie, pp. 151-153.