B. La proximité entre la possibilité et l’impossibilité

Si diverses approches formelles sont possibles et nécessaires, cela ne résout en rien le problème des résultats d’impossibilité. Or, dans son article de 1969 « Quasi Transitivity, Rational Choice and Collective Decision », Sen montre déjà que les classes de théorèmes d’impossibilité et les résultats positifs de possibilité sont très proches les uns des autres. Le réel problème dans la littérature du choix social n’est donc pas l’ubiquité de l’impossibilité, mais la portée et l’aspect raisonnable des axiomes utilisés. La tâche première des théoriciens est donc de chercher des règles exploitables, satisfaisant en même temps des exigences raisonnables. Sen (1999d, p. 353) en vient à décrire le travail du théoricien comme la recherche d’une axiomatique qui mène à la limite de l’impossibilité :

‘Lorsqu’un ensemble d’axiomes concernant le choix social peut être satisfait, soit tous les axiomes simultanément, il peut y avoir plusieurs procédures fonctionnant, parmi lesquelles nous devons choisir. Afin de choisir entre les différentes possibilités en utilisant des axiomes discriminants, nous devons introduire plus d’axiomes, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une procédure possible. C’est en quelque sorte travailler sur la corde raide. Nous devons restreindre les possibilités alternatives, en se déplaçant — implicitement — vers l’impossibilité, mais en s’arrêtant juste avant que toutes les possibilités ne soient éliminées, à savoir, lorsqu’il ne reste qu’une et une seule option. ’

En effet, si la méthode utilisée pour la détermination des choix collectifs n’aboutit pas à une impossibilité mais à plusieurs possibilités envisageables, alors aucune conclusion claire ne peut être tirée. Pour cette raison, « les chemins constructifs dans la théorie du choix social, dérivés de raisonnements axiomatiques, tendent à être pavés d’un côté par des résultats d’impossibilité » (Ibid.) et d’un autre par des possibilités multiples. En ce qui concerne le « théorème d’impossibilité » d’Arrow plus particulièrement, plusieurs directions peuvent être empruntées pour changer ce résultat négatif en résultat positif, mais toutes requièrent un changement dans les conditions de départ. Arrow (1999, p. 166) lui-même en identifie deux :

‘L’une est d’enrichir la base d’informations afin que le classement social dépende non seulement des classements individuels mais aussi de valeurs cardinales et, plus significativement, de comparaisons interpersonnelles. Une autre est de restreindre les types de profil pour lesquels la fonction de bien-être social est définie, sur la base de certaines hypothèses a priori que les types possibles de classements individuels peuvent contenir. En effet, même avant le théorème d’Arrow, Black (1948) a montré que faire des choix par le vote majoritaire détermine un classement social (satisfaisant (P), (I) et (D)) si les alternatives sociales peuvent être rangées selon une dimension et si chaque classement individuel de préférence sur cette dimension est unique.’

Sen a effectué ses travaux dans chacune de ses deux directions. Dans un premier temps, à la suite d’Arrow (1951) et de Black (1948, 1958), il a réfléchi aux restrictions adéquates garantissant des décisions majoritaires logiques — ce qui signifie l’abandon de la condition du domaine non restreint. Cette recherche a notamment donné lieu à deux articles respectivement publiés dans les revues Econometrica et Journal of Economic Theory. Ces contributions précoces et majeures, dans le sens où elles établissent des résultats définitifs, sont intitulées « A Possibility Theorem on Majority Decisions » (Sen, 1966a) et « Necessary and Sufficient Conditions for Rational Choice under Majority Decision » (Pattanaik et Sen, 1969). Publiés avant son ouvrage de référence en théorie du choix social, ces articles marquent les débuts de la notoriété de Sen dans le domaine et expliquent certainement qu’il ait durant l’année 1968-69 travaillé sur un séminaire commun avec Arrow et Rawls 211 .

Affaiblissant la condition du « domaine non restreint » d’Arrow, Sen a en effet cherché à identifier et à exclure les profils de préférence pouvant mener à des incohérences ou des incompatibilités dans les décisions sociales. Bien que moins restrictives, ces conditions sont encore assez exigeantes. En 1966, Sen introduit une condition appelée « restriction de valeur » 212 , selon laquelle dans tout cas à trois alternatives, aucun individu ne considère une alternative comme la pire, ou bien comme la meilleure, ou bien comme moyenne. Le type particulier d’accord dans cette condition peut varier du simple au triple. Autrement dit, il y a au moins une alternative à laquelle personne n’attribue de valeur. Plus tard, Sen et Pattanaik (1969) ont trouvé les conditions nécessaires et suffisantes par lesquelles le vote majoritaire mène à un choix bien défini, et non à un classement social forcément transitif : il s’agit de satisfaire soit la condition de « restriction de valeur », soit au moins la « restriction de la valeur extrême » ou « l’accord limité » 213 . La condition d’un nombre impair de votants, imposée par Black et Arrow, peut être éliminée si l’on n’exige pas la transitivité totale de la préférence sociale, mais seulement l’absence de cycles de préférence et l’existence d’un gagnant majoritaire.

Il est utile de préciser ici que la méthode de décision majoritaire est, dans l’esprit de Sen, une règle de choix social à partir des classements individuels souvent plus utile que le critère de Pareto, mais pas un bon moyen d’évaluer le bien-être social. En effet, selon la méthode de décision majoritaire, x est déclaré comme socialement au moins aussi bon que y si au moins autant de gens préfère x à y que y à x. Contrairement au critère de Pareto, cette méthode est presque toujours « décisive », mais elle mène souvent à des préférences sociales intransitives. Toutefois, il s’agit une « règle de choix social Pareto-inclusive » (Sen, 1970a, p. 23) au sens où un état social jugé supérieur selon le critère de Pareto gagnera toujours si l’on utilise la méthode de décision majoritaire. Autrement dit, si x est Pareto-supérieur à y, alors x doit strictement l'emporter sur y dans un vote à la majorité, mais si x et y sont Pareto-incomparables, l’un des deux peut encore l'emporter sur l’autre (ou les deux peuvent arriver à égalité ce qui signifierait indifférence sociale) dans un vote à la majorité.

Dans tous les cas, si x est Pareto supérieur à y dans le sens le plus exigeant — c’est-à-dire si tout le monde préfère strictement x à y —, il sera difficile d’argumenter pour que x ne soit pas socialement préféré à y (Sen, 1970a, p. 24). Si tout le monde dans la société veut x plutôt que y, dans quel sens une société peut-elle préférer y à x, ou même être indifférente ou indécise ? Sen reconnaît que, dans ce cas exceptionnel, le critère de Pareto est très attirant. Mais, un problème émerge très vite puisque, à partir du moment où une personne préfère y à x (et toutes les autres préfèrent x à y), le critère de Pareto ne dit plus rien quant à la décision. Pour cette raison, ce critère est sévèrement incomplet et limité, ce qui justifie que l’on se tourne vers des règles de choix social Pareto-inclusives, comme la méthode de décision majoritaire.

Toutefois, Sen (1999d, p. 354) estime que « les résultats formels issus des conditions nécessaires et suffisantes de la règle majoritaire peuvent donner seulement autant d’espoir — ou de déception — concernant le choix social basé sur le vote que l’étendue de la cohésion sociale et de la confrontation (sur le modèle des préférences individuelles) le permettent ». Et la pertinence des résultats dépend bien évidemment du choix en question, car tous les sujets ne peuvent pas être traités avec autant de confort :

‘Quand les problèmes de répartition dominent et quand les gens cherchent à maximiser leur propre « part » sans préoccupation pour les autres (comme par exemple dans le problème de la « division du gâteau », avec chacun préférant toute division qui accroît sa propre part, sans intérêt pour ce qu’il se passe pour les autres), alors la règle majoritaire tendra à être non pertinente. Mais lorsqu’il s’agit d’un problème de scandale national (par exemple, en réponse à l’incapacité d’un gouvernement démocratique à empêcher une famine), l’électorat peut raisonnablement être univoque et tout à fait pertinent. (Sen, 1999d, p. 354)’

Pour Sen, la pertinence du résultat majoritaire dépend, en plus des attitudes générales des individus face aux valeurs d’équité et de justice, de la tendance à se rassembler pour discuter, de l’existence d’un débat public pouvant impliquer des concessions mutuelles et une atténuation des incompatibilités. Toutefois, en ce qui concerne l’économie du bien-être, Sen considère que la règle majoritaire, ou plus largement les procédures de vote auxquelles est restreint le choix social dans le cadre arrovien, sont particulièrement enclines à l’incompatibilité étant donné la centralité des questions de répartition. Pour cette raison, c’est directement les diverses variantes des systèmes de vote que Sen critique par la suite, comprenant qu’il ne s’agit pas d’un bon moyen pour essayer de faire des jugements sur le bien-être social. Il s’oppose ici clairement à la conception d’Arrow selon laquelle un processus de décision sociale sert d’explication pour toute idée intuitive de bien social 214 .

Notes
211.

 Cependant, sa notoriété d’alors était encore très restreinte puisque Sen (1999a, p. 8) note avec humour qu’à cette époque, lors d’un voyage en avion aux États-Unis, un de ses voisins lui avait demandé si, en tant qu’enseignant à Harvard, il avait « entendu parler d’un cours apparemment intéressant par Kenneth Arrow, John Rawls et un type inconnu ».

212.

 Cette condition est une généralisation de toutes les propositions de conditions suffisantes pour une règle majoritaire transitive faites par Inada (1964), Vickrey (1960) et Ward (1965).

213.

 Les définitions sont celles qui suivent. La condition de « restriction de valeur » signifie que, dans un triplet (x, y, z), il existe une alternative, disons x, telle que tous les individus concernés sont d’accord pour dire que ce ne soit pas la pire, ou pas la meilleure, ou pas la solution moyenne. Il y a « restriction de la valeur extrême » si, pour le classement d’un triplet (x, y, z), quelqu’un préfère x à y, et y à z, et si tout autre qui préfère z à x préfère également z à y et y à x. Autrement dit, si quelqu’un préfère x à y, et y à z, alors tout autre individu considère z comme la meilleure alternative si et seulement si il considère x comme la pire. Enfin, la condition d’« accord limité » signifie que, dans un triplet (x, y, z), il y a un classement d’une paire d’alternatives distinctes (x, y) tel que tout le monde considère x comme au moins aussi bon que y, soit personne ne préfère y à x. (Pattanaik et Sen, 1969, pp. 182-183)

214.

 Sen (1985f, p. 1767) critique explicitement la suggestion d’Arrow selon laquelle « la motivation la plus profonde pour l’étude de la théorie du choix social, au moins pour l’économiste, est certainement de dire quelque chose d’utile quant à l’évaluation de la répartition du revenu ». Si c’est effectivement le cas, la procédure de choix social via la règle majoritaire, ou pire l’unanimité parétienne, offre une perspective très limitée, voire inadéquate, même sans le problème de l’intransitivité. Arrow, lui-même mais dans un autre contexte, avait perçu la difficulté d’accepter cette règle si les individus ont des préférences totalement égoïstes.