Bien que les théoriciens du choix social, dans la veine de la nouvelle économie du bien-être, cherchent à s’appuyer explicitement sur les critères les moins soumis à controverse, tels le critère de Pareto 215 , ils utilisent implicitement un certain nombre d’autres critères éthiques à la portée universelle beaucoup moins assurée, si tant est que celle du critère de Pareto le soit véritablement. Puisque le problème d’Arrow débouche sur une impossibilité, c’est que les conditions imposées à la « constitution » sont trop fortes. Sen, comme les autres théoriciens du choix social, a donc d’abord cherché à les affaiblir de plusieurs manières 216 , toujours plus ou moins arbitraires. Il a fallu du temps pour comprendre que la contrainte principale venait non pas des conditions explicites que doit satisfaire la « constitution », mais du cadre informel de la théorie (Dupuy, 1992, p. 40). En ce sens, la théorie du choix social doit beaucoup à Sen puisqu’il a mis en évidence la pauvreté informationnelle du cadre théorique d’Arrow, excluant en particulier les comparaisons interpersonnelles d’utilité et l’information autre que l’utilité.
Les questions que pose Sen à partir des années 1960 vont en fait à contre-courant de bien des idées admises en économie. En effet, la plupart des économistes ont intégré la conception de Robbins (1932, p. 148), selon laquelle « il ne semble pas logiquement possible d’associer les deux études [éthique et économie] en aucune façon, sinon par la simple juxtaposition. L’économie se préoccupe de faits vérifiables et l’éthique d’évaluation et d’obligations ». Et c’est bien en ce sens que la « nouvelle économie du bien-être » 217 se fixe pour objectif de fournir un type d’économie libre de jugements de valeur. Comme le note Blaug (1982, p. 109), « [l]e résultat fut d’élargir le champ de l’économie traditionnelle positive pour y inclure la totalité de l’économie pure du bien-être, laissant à l’économie normative le champ des questions spécifiquement politiques, où l’on ne peut rien dire sur les valeurs et les fins en dehors de ce que les politiciens nous en disent ».
La théorie du choix social affiche également l’ambition de donner un cadre formel très général à la formulation positiviste de l’optimum social 218 . Toutefois, les travaux de Sen ont mis en évidence les jugements de valeurs sous-jacents aux concepts standards de rationalité individuelle et d’optimum social, révélant ainsi leur non neutralité axiologique. Mais, au lieu de décréter non scientifique la théorie du choix social, comme on aurait pu l’attendre, il en a plutôt affirmé le caractère normatif ou éthique, cherchant à établir des critères d’évaluation plus satisfaisants que l’utilité ou l’optimum de Pareto. Dans son ouvrage Collective Choice and Social Welfare, Sen (1970, p. 56) écrit clairement que l’économie du bien-être a pour objet les « recommandations politiques » en ce sens qu’elle « explore les manières d’arriver à des conclusions telles que, étant donné le choix entre des états sociaux x et y, x doit être choisi ». Il est donc « évident » (Ibid.) que l’économie du bien-être ne peut être qu’imprégnée de valeurs, puisque les recommandations qu’elle cherche à obtenir sont elles-mêmes des jugements de valeurs. Ainsi, Sen (Ibid.) considère qu’il est assez « mystérieux » — et cet adjectif est sans aucun doute un euphémisme — que tant d’économistes tentent de fonder une économie du bien-être libre de valeurs.
En fait, Sen montre qu’il ne s’agit pas tant d’un rejet des valeurs ou de l’éthique, mais plutôt d’un évitement des conflits interpersonnels. En effet, « l’hypothèse implicite semble être que si tout le monde est d’accord sur un jugement de valeur, alors ce n’est plus un jugement de valeur du tout, mais c’est parfaitement ‘objectif’ » (Sen, 1970, p. 57). Il n’y a donc rien de surprenant au fait que, d’une part, le principe de Pareto soit perçu comme le meilleur moyen d'échapper aux jugements de valeur et, d’autre part, que l’on célèbre l’attaque de Robbins (1938) envers les comparaisons interpersonnelles 219 .
Si Sen avait uniquement cherché à démontrer le caractère axiologiquement non neutre de la théorie du choix social, les conséquences auraient sans doute été funestes pour cette théorie dans un contexte où le positivisme est une tendance dominante en économie. Mais cette démarche de Sen s’est accompagnée d’une autre démarche plus constructive visant à proposer une grille de lecture des jugements de valeur qui sorte du cadre prescriptiviste. Il nous semble ainsi qu’en réhabilitant les discussions éthiques en économie du bien-être, Sen entend remettre en cause à la fois l’unanimité parétienne et l’absence de comparaisons interpersonnelles (Section I).
D’une part, il montre que la prépondérance du welfarisme, critère commun à l’utilitarisme et à l’économie du bien-être parétienne, est problématique — au sens où il n’est pas certain que ce soit le critère le plus approprié et le plus infaillible concernant l’adhésion des individus. La critique de Sen s’appuie notamment sur la démonstration formelle selon laquelle les concepts utilitaristes et parétien de bien-être social entrent en conflit avec les concepts fondés sur les droits. Nous explorerons donc le « paradoxe libéral-parétien » (Sen, 1970b), à travers l’impact qu’il a eu en théorie du choix social, mais aussi en philosophie morale et la signification que Sen lui donne (Section 2).
D’autre part, Sen fait partie des économistes qui estiment qu’« on ne peut pas décemment construire un concept de volonté générale sans faire intervenir des considérations de justice — lesquelles impliquent de donner sens aux comparaisons interpersonnelles » (Dupuy, 1992, p. 40). Pour cette raison, il a tenté de fonder des structures de choix social alternatives, intégrant des critères tels que des comparaisons interpersonnelles de bien-être, la condition de liberté minimale dans les sphères protégées de l’individu, la privation relative des individus vis-à-vis des autres. Nous nous intéresserons enfin plus particulièrement à la fonction de choix social utilitariste, mais pondérée, que Sen (1973a) a proposée, ainsi qu’à la controverse avec Harsanyi qui en a découlé (Section III).
Pierre angulaire de la nouvelle économie du bien-être, le critère de Pareto implique que le classement unanime des préférences individuelles doit se traduire dans les décisions collectives. La condition P, qui remplace la plupart du temps les conditions M et N, signifie formellement que si tous les individus préfèrent une alternative x à une alternative y, alors la société doit préférer x à y. L’idée de base, a priori inattaquable, est qu’il ne doit pas être possible d’accroître le niveau de bien-être d’un individu quelconque sans du même coup, diminuer celui d’au moins un autre.
Par exemple, comme nous l’avons vu à la fin du troisième chapitre, en affaiblissant l’exigence de « transitivité sociale » ou la condition du « domaine non restreint ».
Cette tradition regroupe l’ensemble des travaux cherchant à déterminer s’il y a amélioration ou non du bien-être social à partir des classements individuels d’états sociaux — autrement dit sur la base des préférences — et sans aucune comparaison interpersonnelle des gains et pertes d’utilité — sauf pour les rares tentatives de définition de critères de compensation. Elle est fondamentalement différente de l’économie du bien-être traditionnelle qui, depuis le milieu du XIXème siècle, était considérée comme le domaine de l’économie normative donnant droit de cité aux valeurs afin d’évaluer les états du monde.
Notons toutefois que la position d’Arrow quant à la neutralité axiologique est assez ambiguë. D’un côté, il admet que ses conditions sont « évidemment des jugements de valeur » (1963, p. 30) et il interprète son théorème de possibilité comme un « problème », ce qui revient à « juger » la solution dictatoriale comme inopportune. D’un autre côté, dans la lignée de Robbins, il invalide les comparaisons interpersonnelles pour la raison qu’elles sont des « jugements de valeur » (Ibid., p. 11). Sur cette ambiguïté d’Arrow, nous renvoyons le lecteur à l’article très éclairant de Mongin (1999, pp. 542-547).
Rappelons que, pour Robbins (1938, p. 636), « aucun dénominateur commun de sentiments n’est possible ». Partant, toute comparaison interpersonnelle d’utilité est non scientifique.