b. Jugements « compulsifs » versus jugements « non compulsifs »

La première de ces deux « méthodes complémentaires » est une distinction entre les jugements « compulsifs » et les jugements « non compulsifs » 224 . Il s’agit, pour Sen (1967, p. 47), d’une distinction souvent confondue avec celle inspirée de Hare, et qui pourtant mérite d’en être rigoureusement différenciée. Un « jugement compulsif » est un jugement en faveur de x contre y qui implique un impératif. Un « jugement non compulsif » en faveur de x contre y implique un impératif en faveur de x si, en même temps, l’auteur du jugement rejette tous les jugements de valeur concevables en faveur de y 225 . La première définition rentre parfaitement dans le cadre prescriptiviste de Hare. En revanche, la seconde introduit une nuance qui amène à sortir de ce cadre, sans pour autant dériver sur un sens purement descriptif : l’impératif issu du jugement n’est pas inconditionnel, il peut être discuté.

Cette nouvelle classification a donc pour intérêt de faire glisser l’analyse sur un terrain où, d’une part, faits et valeurs, descriptions et jugements commencent à être imbriqués et où, d’autre part, la discussion sur les jugements de valeur semble parfois possible. Afin de rendre plus claire l’idée de jugement « non compulsif », illustrons-là par un exemple de Sen (1967, p. 48) :

‘X est plus beau que Y, mais choisissons Y pour rester à la mode. Toutefois, cela signifie-t-il que « X est plus beau que Y » est utilisé comme une phrase purement descriptive ? Il n’en est rien. ’

Ainsi, le jugement « non compulsif » rend possible le fait de consentir à un jugement tout en ne le suivant pas, sans être incohérent — ce qui est contraire à l’idée de Hare 226 . Ce n’est que lorsque le jugement « non compulsif » est assorti d’un acte allant dans le même sens qu’il rentre dans le cadre de Hare, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a aucun jugement dans le système de valeur de la personne qui donne une raison de choisir l’autre alternative 227 .

Notes
224.

 Putnam (2004, p. 79) rapproche cette méthode de la distinction familière en éthique et en théorie de la décision : la distinction entre des fins ou des valeurs « élémentaires » et « non élémentaires ».

225.

Sen (1967, p. 50) observe que, dans le sens où un jugement « non compulsif » en faveur de x implique le choix de x « s’il n’y a pas d’autres raisons de juger y meilleur », une description légitime de ce jugement serait qu’il implique un impératif hypothétique. Toutefois, il préfère se garder d’employer cette expression pour ne pas introduire de confusion avec le concept plus connu de Kant, qui porte ce nom mais dont la signification est différente. Les « impératifs hypothétiques » chez Kant (1959 [1785], pp. 123-125) représentent en effet la nécessité pratique d’une action possible, considérée comme un moyen d’arriver à une autre chose que l’on veut. En contraste, l’« impératif catégorique » indique que l’action est nécessaire pour elle-même, sans rapport à un autre but. L’idée qu'un choix puisse être impératif en soi ou de manière instrumentale est hors du propos de Sen.

226.

 Au sens de Hare (1952, pp. 168-169), le test permettant de savoir si celui qui emploie le jugement « je dois faire x » l’emploie comme un jugement de valeur ou non est le suivant : reconnaît-il, oui ou non, que s’il acquiesce au jugement il doit également acquiescer à l’ordre « il faut que je fasse x » ? (Sen, 1967, p. 48).

227.

 Dans l’exemple cité ci-dessus, si X est plus beau que Y et à la mode, tout se passe comme si le jugement « non compulsif » était équivalent à un jugement « évaluatif ». Mais il est aussi possible que le jugement « non compulsif » donne les apparences d’être « prescriptif ». Par exemple, considérer que « X est, d’une certaine manière, plus recommandable que Y » ne décrit en rien les alternatives, mais exprime un jugement non compulsif qui, s’il est mis en acte, équivaut apparemment à un « jugement prescriptif » selon la terminologie empruntée à Hare.