c. Jugements « basics » versus jugements « non basics »

La seconde méthode que Sen suggère soi-disant pour « compléter » la méthode inspirée de Hare est une distinction entre les « jugements basics » et les « jugements non basics ». Un jugement est « basic » pour une personne « si aucune révision concevable des hypothèses factuelles ne peut lui faire réviser son jugement » (Sen, 1967, p. 50). Au contraire, si une telle révision est envisageable, le jugement est « non basic » dans son système de valeur.

La distinction repose ici sur la pertinence des considérations factuelles, et non des jugements de valeur eux-mêmes comme c’était le cas précédemment. Ainsi, il est possible de discuter un jugement « non basic » sur la base d’éléments factuels. Sen (Ibid., p. 51) illustre ce fait par le dialogue suivant :

‘A : « Les gens devraient pouvoir s’habiller comme il veulent. » B : « Même s’il apparaissait que certains types de vêtements colorés causait un cancer aux yeux de celui qui les porte ? » A : « Pas dans ce cas, bien sûr. Mais je ne crois pas que cette situation soit vraisemblable. » Le jugement est néanmoins non basic.’

Le jugement non basic est donc conditionné par certains faits. La manière pertinente de discuter ce type de jugements n’est pas de considérer les cas qui violent ces conditions, mais plutôt de considérer d’autres conditions. Par exemple, si pour une personne, une élévation du revenu national indique une meilleure situation économique, on peut lui demander si elle aura le même jugement en cas d’augmentation parallèle des inégalités, etc.

Pour Sen (1967, p. 52), même si l’on accepte la fameuse loi de Hume selon laquelle on ne peut faire de prescriptions à partir d’informations exclusivement factuelles, « il n’y a aucun doute que l’on puisse tirer des conclusions prescriptives d’hypothèses factuelles entre autres ». Sans rejeter clairement le positivisme de Hume 228 , Sen estime qu’une discussion scientifique sur la validité d’un jugement de valeur est possible « en examinant la vérité scientifique des hypothèses factuelles qui sous-tendent ce jugement » (Ibid.). À moins que le jugement de valeur ne soit de type « basic », il sera ainsi toujours possible d’en débattre sur une base factuelle. Et Sen de rajouter que les gens ayant uniquement des jugements de valeur basics sont plutôt rares, puisque cela signifierait qu’ils seraient en mesure de répondre à toutes les questions morales sans connaissance des faits.

Notes
228.

 Toutefois, dans son article de 1966, Sen montre avec plus de précision que cette conception est réfutable, étant donnée son incompatibilité avec d’autres propositions éthiques.