B. Une méthodologie qui tend vers le pragmatisme

Dans son argumentation, Sen souligne que si certains jugements de valeur peuvent être démontrés non basics, aucun ne peut être démontré basic. Autrement dit, il n’est jamais certain qu’une personne soutienne, dans tous les cas de figure, le même jugement. Cette posture de Sen le situe clairement en dehors du positivisme logique, tel que le défend Ayer notamment, et tend à le rapprocher du courant pragmatiste, comme le fait Putnam (2004, p. 87), avec prudence toutefois :

Sans jamais réellement dire que toute la doctrine selon laquelle il doit y avoir des « jugements de valeurs élémentaires » [« basics » dans la terminologie de Sen] dans quelque système de valeurs rationnel que ce soit est fausse (comme John Dewey l’a fait tout au long de sa carrière) il soutient en effet que le caractère élémentaire d’un jugement de valeur est invérifiable.

En fait, l’article de Sen (1967) que nous venons d’évoquer a grandement attiré l’attention du philosophe pragmatiste Hilary Putnam (2004, pp. 77-88), qui consacre toute une partie de son ouvrage à étudier ce qu’il appelle « les débuts prescriptivistes d’Amartya Sen », mais surtout à relever les tensions entre ses références de départ et ce qu’il entend démontrer :

‘[…] même à ce stade, Sen effleure les implications du non cognitivisme, et ce premier essai mérite d’être examiné pour sa courageuse tentative de concilier la thèse non cognitiviste selon laquelle les jugements de valeurs ne sont qu’une manière d’exprimer notre approbation en faveur de certains impératifs et l’affirmation qu’il est possible de donner des raisons pour ou contre des jugements éthiques. (Putnam, 2004, p. 77)’

Lorsque Sen se fonde sur les écrits de Hare (1952, 1963) pour établir une première distinction entre les jugements de valeur, tous jugements sont prescriptifs, mais certains — les jugements évaluatifs — ont une partie descriptive. De cette manière, comme le note Putnam (Ibid., p. 78), la dichotomie impératif/information factuelle est explicitement présupposée En revanche, comme nous venons de le montrer, les deux autres méthodes de classification des jugements de valeur, proposées par Sen, l’amènent finalement, d’une part, à sortir du prescriptivisme et, d’autre part, à ne plus faire une distinction aussi nette entre ce qui est prescriptif et ce qui est descriptif. En revanche, Sen ne semble pas tout à fait conscient de cette déviation méthodologique ; du moins, elle n’est pas affichée clairement. Il n’est donc pas surprenant que Putnam (2004, p. 79) écrive au sujet de cet article : « les distinctions de Sen et la discussion qui leur est liée ébranlent le non cognitivisme de Hare, bien plus qu’il n’apparaisse à Sen lui-même et qu’il n’était enclin à le dire ».

Par exemple, contrairement aux jugements « compulsifs » qui correspondent toujours au cadre prescriptiviste, l’éventualité pour les jugements « non compulsifs » de cadrer avec la typologie de Hare est bien moins probable que l’éventualité d’être en dehors. En effet, l’individu émetteur d’un jugement non compulsif en faveur de x est toujours susceptible de choisir y s’il prend connaissance d’un autre jugement, c’est-à-dire fondé sur des valeurs autres, donnant la priorité à y, si les valeurs sur lesquelles se fonde ce deuxième jugement lui semblent plus importantes dans le cadre de ce choix spécifique. Ainsi, dans cette première distinction complémentaire proposée par Sen, les jugements de valeur peuvent déjà être autre chose « qu’une manière d’exprimer notre approbation en faveur de certains impératifs » et « il est possible de donner des raisons pour ou contre des jugements éthiques », pour reprendre les mots de Putnam cités ci-dessus.

En fait, bien que Sen ait annoncé, au départ de son article, qu’il ne s’intéressait qu’aux jugements « prescriptifs » et « universalisables », au fur et à mesure des pages, il semble plutôt mettre en évidence la difficulté de rencontrer de tels jugements. La déviation de son propos commence avec la démonstration selon laquelle, la plupart du temps, les jugements ont tendance à être plutôt « non compulsifs » et « non basics », et elle est renforcée dans la cinquième partie de ce papier, où Sen s’interroge sur la possibilité d’obtenir une liste de jugements de valeur universelle et prescriptive. En effet, certainement pour convaincre ceux qui estiment que les gens puissent raisonnablement être d’accord sur un certain nombre de jugements compulsifs et basics, il commence sa réflexion par une première remarque :

‘Si nous considérons un jugement (1) comme basic et compulsif, il nous est permis d’avoir dans notre système de valeur un autre jugement basic et compulsif (2), seulement s’il n’entre en conflit, dans aucune situation, avec (1). (Sen, 1967, p. 55)’

Si l’on a bien saisi le point de vue défendu par Sen jusqu’à présent dans ce papier, on se doute que son insistance sur « dans aucune situation » annonce une difficulté importante pour l’établissement de listes contenant uniquement des jugements basics et compulsifs. La difficulté est en lien direct avec sa croyance en l’impossibilité de démontrer le caractère basic d’un jugement et en la possibilité que deux jugements compulsifs entrent en conflit pour répondre à une même situation.

Pour illustrer le problème, Sen s’appuie sur les principes généraux contenus dans les Dix Commandements, la liste universelle et prescriptive la plus connue. Sen estime en effet que, dans certaines circonstances, une personne qui souhaite suivre chacun des commandements devra toutefois faire un choix. Et pour lui, une manière de solutionner les conflits éventuels consiste en un classement des Commandements par ordre d’importance, et de choisir ainsi de suivre celui qui est le mieux classé. Autrement dit, il propose de définir un « classement lexicographique » des actions possibles auxquelles s’appliquent les Dix Commandements. Mais, de manière générale, il s’agit de relaxer soit le caractère compulsif, soit le caractère basic, des jugements de valeurs impliqués dans les Dix Commandements. Et si un individu adhère de manière inconditionnelle à l’un des commandements, la non violence par exemple, cela revient à dire que, dans toutes les situations conflictuelles, ce seront forcément les autres commandements qui seront violés :

‘Si une personne croit que la violence ne peut jamais produire plus de bonheur ou d’autre chose qu’elle considère comme recommandable, il peut mettre en avant le principe de non-violence comme un jugement compulsif. Mais, sous cette forme, il sera non basic, parce qu’il est sous-tendu par des hypothèses factuelles. L’éventualité que la personne recommande le choix de l’alternative la moins violente, quels que soient les autres aspects du choix, est très rare. Dans ce cas, le jugement est voulu compulsif et basic. Mais si la personne le considère ainsi, elle n’a plus la possibilité d’envisager que d’autres principes soient aussi des jugements compulsifs et basics […]. (Sen, 1967, pp. 55-56)’

Finalement, la classification des jugements de valeur proposée par Sen clarifie la nature des propositions éthiques et, d’une manière détournée, appelle les économistes à réfléchir et à discuter sur leurs hypothèses théoriques, qui sont aussi des présupposés moraux. On retrouve d’ailleurs de nombreuses traces de cet article dans les travaux économiques de Sen mais, avant de nous pencher plus en détail sur l’impact particulier qu’il a sur ses contributions à la théorie du choix social, il nous semble important d’en rappeler les principales conclusions :

En s’intéressant aux « raisons » des jugements de valeur, Sen a prouvé, d’une part, la pertinence des considérations factuelles dans les débats éthiques et, d’autre part, l’ambiguïté du concept de jugements « ultimes » ou de « fins » basics.

En montrant que les jugements sont non compulsifs s’ils sont basics et non basics s’ils sont compulsifs, Sen a souligné l’éventualité presque inévitable d’avoir des principes moraux généraux contradictoires.