C. Quel impact de cet article de 1967 en philosophie morale sur la théorie du choix social ?

Il est un fait que la troisième méthode de classement formulée par Sen — entre jugements basics et non basics — est certainement celle qui a le plus retenu l’attention des économistes portés sur la méthodologie. Par exemple, faisant référence à Sen (1970, p. 59), Mark Blaug (1982, p. 112, nous soulignons) écrit :

‘Nous sommes appelés à établir une distinction entre les jugements de valeur « de base » et « non-basics », ou plutôt ce que je préfère appeler les jugements de valeur purs et impurs […]. Tant qu’un jugement de valeur est non basic ou impur, un débat sur les jugements de valeur peut prendre la forme d’un appel aux faits, et c’est très bien, car la tradition de débattre sur les faits est mieux ancrée que celle de débattre des valeurs. C’est seulement quand on arrive à un jugement de valeur pur — par exemple une stricte opposition pacifiste à toute guerre, ou l’affirmation « je valorise ceci en soi et pour soi » — que l’on a épuisé les possibilités d’analyse et de discussion rationnelle. Il ne fait pratiquement aucun doute que la plupart des jugements de valeur que l’on exprime sur les questions sociales sont tout à fait impurs et par là même tout à fait susceptibles d’être infléchis si l’on persuade ceux qui les soutiennent que les faits sont autres que ceux qu’ils croient. 229

Si Blaug ne fait référence qu’à cette troisième distinction de Sen, la raison vient certainement du fait que « la tradition de débattre sur les faits est mieux ancrée que celle de débattre des valeurs », mais peut-être aussi du fait que Sen lui-même ne présente que celle-ci dans son ouvrage de 1970 — ouvrage sur lequel se fonde Blaug dans cet extrait. En effet, il est fort possible que Sen ait fait preuve d’autocensure en s’adressant aux économistes, en particulier aux théoriciens du choix social, vis-à-vis de certains passages de ses publications en philosophie morale. Etant donné que l’idée de pouvoir discuter des jugements de valeur en économie du bien-être est assez peu partagée à cette époque, il lui a peut-être semblé plus raisonnable de proposer cette discussion sur la base des faits — comme le permet la notion de jugement non basic —, et non sur la base de jugements de valeur concurrentiels — comme le permettrait la notion de jugement non compulsif 230 .

De manière générale, Collective Choice and Social Welfare (Sen, 1970) fait apparaître une contradiction entre le besoin d’« universalisation » ou de « généralisation » de la théorie et le manque de pertinence, voire le danger, de postuler des principes absolus de choix collectif supposés fonctionner dans toutes les situations. Il montre surtout que les principes apparemment simples et incontestables, tels que le principe de Pareto, retenus en théorie du choix social tendent à être essentiellement non basics. Autrement dit, les conditions U, N, I, P peuvent, de manière superficielle, donner l’apparence de principes universels, mais ils sont en fait non basics dans la plupart des systèmes de valeur. En effet, des informations complémentaires, par exemple sur la relation entre les individus et les alternatives ou sur l’intensité des préférences ou encore sur le classement d’alternatives autres mais liées, pourraient amener les individus à infléchir leur adhésion à ces principes.

Toutefois, la critique de Sen vis-à-vis de l’universalité des principes généralement retenus en théorie du choix social est nuancée :

‘Même des principes non basics, s’ils sont applicables de manière suffisamment large, sont utiles pour comprendre et évaluer les procédures de choix collectif. Seul un masochiste peut apprécier d’avoir à traiter un grand nombre de détails dans une situation de choix. Des principes simples fournissent des raccourcis commodes, et dès lors que nous reconnaissons ces principes comme des directives utiles plutôt que comme des maîtres auxquels il faut obéir jusqu’au bout, il n’y a pas de problème. Le théorème général de possibilité d’Arrow […] et les autres théorèmes d’impossibilité […] doivent être perçus non comme des arguments pour le nihilisme, mais comme des contributions positives à l’objectif de clarifier le rôle des principes dans les systèmes de choix collectif. La même chose est vraie pour les théorèmes ayant des résultats positifs concernant les mécanismes de choix […]. (Sen, 1970, p. 199, nous soulignons)’

En signalant la nature non basique des principes habituels en théorie du choix social, Sen entend dénoncer la convention qui veut, en économie du bien-être, que les jugements parétiens soient « irréfutables » et les jugements non parétiens « arbitraires ». Non seulement, le principe de Pareto est en partie arbitraire, mais d’autres principes peuvent être indiscutables dans bien des circonstances. Aussi, pour Sen (1970, p. 200), « une concentration quasi exclusive sur des considérations parétiennes a, d’une part, confiné l’économie du bien-être traditionnelle à un champ très restreint, et lui a, d’autre part, donné un sens d’invulnérabilité éthique qui ne semble pas survivre à un examen minutieux ». Et il préfère interpréter les divers résultats d’impossibilité en théorie du choix social comme la démonstration qu’il n’y a pas de système « idéal » de choix collectif, quelle que soit la société ou quelles que soient les préférences individuelles. L’acceptation d’un système de choix collectif est donc toujours relative : relative à la société, relative à la nature du choix, relative à la configuration des préférences individuelles.

Cette conclusion sur l’aspect relatif et contextuel de la théorie du choix social pourrait être perçue comme une défaite par ceux qui sont en quête d’absolu, d’autant plus que Sen (1970, p. 200) prône avec insistance l’étude des procédures de choix de type « impur » :

‘si les systèmes « purs » de choix collectif tendent à être plus attirants pour les études théoriques concernant les décisions sociales, ils ne sont souvent pas les systèmes les plus utiles à étudier. Gardant cela à l’esprit, ce livre a été plus concerné par les « impuretés » de divers types, e.g. la comparabilité interpersonnelle partielle […], la cardinalité partielle […], les domaines restreints […], l’indifférence sociale intransitive […], la préférence sociale incomplète […], etc. Les procédures pures, qui sont plus connues, semblent être les cas limités de ces systèmes impurs.’

En un sens, Sen rapproche la recherche en théorie du choix social d’une philosophie de la connaissance pragmatiste qui, comme l’écrit Cometti (1994, p. 396), « s’est détournée des conceptions qui tendent à privilégier la quête d’un fondement dans l’absolu, ou celle d’un modèle de la raison déterminant a priori les possibilités de la recherche et de la ‘découverte’ ». Toutefois, l’héritage méthodologique de la théorie du choix social, qui marque sans aucun doute les contributions de Sen, est à l’origine d’une certaine tension avec sa tendance à prôner le pragmatisme — bien qu’il ne s’agisse pas d’une référence explicite ou même consciente. Cette tension se manifeste notamment dans sa persistance à effectuer des généralisations analytiques, utilisant les concepts hors d’un contexte historique et social (Fine, 2001, p. 15).

Notes
229.

 Remarquons que si Blaug semble d’accord avec Sen pour dire que la plupart des jugements de valeur sont non basics — et qu’en ce sens ils sont discutables et révisables —, il y a toutefois une ambiguïté dans la manière d’interpréter la méthode prônée par Sen pour infléchir un jugement. Blaug envisage de persuader les émetteurs du jugement « que les faits sont autres que ceux qu’ils croient », ce qui laisse penser que le jugement est « faux » parce qu’il se fonde sur des faits mal compris. Or, à aucun moment, on ne rencontre cette idée chez Sen. Pour lui, comme nous l’avons vu, la manière pertinente de discuter ce type de jugements n’est pas de considérer les cas qui violent ces conditions, mais plutôt de considérer des faits complémentaires et jusque là ignorés par le jugement. Il ne s’agit pas de montrer que le jugement est « faux », mais qu’il se fonde sur une information incomplète, et donc biaisée.

230.

 Notons que dans son ouvrage de 1973, On Economic Inequality, Sen introduit cette notion de jugement non compulsif pour évoquer les comparaisons de répartition du revenu habituellement effectuées. Il est vrai que les économistes qui s’intéressent à la question des inégalités sont peut-être plus enclins à concevoir qu’ils se fondent sur des jugements de valeur et que ceux-ci peuvent entrer en concurrence avec d’autres. Sen (1973a, p. 61) prend l’exemple d’une courbe de Lorenz plus haute qu’une autre, amenant généralement les économistes à conclure qu’il s’agit d’une meilleure répartition du revenu. Cependant, il s’agit d’une raison prima facie de croire cela, et des arguments contraires peuvent exister ; il cite notamment l’évolution du revenu moyen. Les aspects normatifs et descriptifs de la notion d’inégalité, quelle qu’en soit sa formulation, sont assez visiblement entremêlés.