Section II. Le « paradoxe libéral » ou l’ « impossibilité du libéral parétien »

‘Malgré tout ce qu’on pourra dire, je déclare que ce roman est un livre honnête, sain, et nécessaire aux hommes d’aujourd’hui. […]’ ‘En tant qu’êtres humains, nous sommes, aujourd’hui, évolués et cultivés bien au-delà des tabous qui sont inhérents à notre culture.
David Herbert Lawrence, 1932, p. 15.’

Dans la section précédente, nous avons remarqué que la distinction entre « jugements compulsifs » et « jugements non compulsifs », établie dans l’article de 1967, n’était pas reprise dans l’ouvrage de 1970. Nous en avions déduit que Sen avait certes eu l’audace de proposer aux théoriciens du choix social une discussion sur les jugements de valeur sur la base des faits, mais il n’était pas allé jusqu’à le faire sur la base des valeurs elles-mêmes. Cependant, à regarder de plus près l’ouvrage, il nous semble que la catégorie « jugements non compulsifs » et toute la réflexion que cela implique est, de manière implicite, mise en avant lorsque Sen (1970, pp. 78-88) démontre l’« impossibilité du libéral parétien ». En effet, Sen présente un nouveau théorème d’impossibilité en théorie du choix social, à partir de trois conditions ou axiomes quelques peu différents de ceux d’Arrow, et donne ainsi une expression formelle au conflit possible entre deux jugements de valeur dont le caractère peut sembler compulsif, à savoir la prise en compte d’une sphère privée des individus, même minime, et le principe de Pareto.

C’est avec l’exemple de la polémique sur fameux livre de Lawrence (1932), L’Amant de Lady Chatterley, que Sen (1970b) introduit de nouvelles questions dans la réflexion sur le choix social. La société peut-elle interdire à un individu de lire s’il le souhaite un ouvrage qu’elle considère trop pernicieux ? Ou, au contraire, lui ordonner d’en prendre connaissance s’il ne le désire pas ? Il montre en effet que la liberté individuelle peut entrer en conflit avec le principe de Pareto, cette pierre angulaire de la nouvelle économie du bien-être, qui affirme que le classement unanime des préférences individuelles doit se traduire dans les décisions collectives.

L’« impossibilité du libéral parétien », montrant que, dans certaines circonstances, les principes d’évaluation sociale fondés sur les droits peuvent entrer en conflit avec ceux fondés sur les préférences, est aussi considérée comme une première tentative de renouer avec la notion de « droits », sans quitter le formalisme arrovien, et d’introduire dans la théorie du choix social une autre information que les seules préférences individuelles. Bien que la formulation des droits individuels chez Sen (1970a, b) ne reflète pas de manière adéquate la notion de liberté individuelle telle qu’on l’entend généralement, elle a au moins le mérite d’amorcer la réflexion sur ce point chez les théoriciens du choix social, et de stimuler le dialogue entre les économistes et les philosophes moraux et politiques.

Dans cette section, nous verrons donc comment Sen a mis en évidence les difficultés liées à cette spécification des droits dans la théorie du choix social (A). Puis, nous prendrons la mesure de l’impact de son résultat en économie du bien-être et en philosophie morale, son paradoxe ayant fait l’objet de nombreuses extensions (notamment Gibbard, 1974), critiques (en particulier Nozick, 1974) et discussions (B). Finalement, en faisant des droits, et plus généralement de la liberté individuelle, une question majeure dans la réflexion sur le choix social et le bien-être social, Sen développe, parallèlement à Rawls (1971), une remise en cause fondamentale de l’utilitarisme et de toutes les doctrines welfaristes — dont la nouvelle économie du bien-être fait partie (C).