A. L’incompatibilité entre la « neutralité » parétienne et le libéralisme même minimal

Dans le chapitre 6 de son ouvrage de 1970, Sen met en évidence les conflits et les dilemmes que contient le cadre arrovien pour la théorie du choix social. C’est dans ce contexte qu’il soulève l’idée d’un paradoxe libéral. Son analyse commence par une critique des exigences d’anonymat quant aux préférences individuelles que l’on souhaite voir reflétées dans le choix social et de neutralité vis-à-vis des états sociaux potentiellement choisis. Celles-ci pourraient être perçues comme le meilleur moyen de rendre effectif le libéralisme : peu importe qui est l’émetteur d’une préférence, peu importe l’alternative sociale préférée. Ces exigences ne sont pas explicites chez Arrow, mais découlent simplement des conditions qui lui servent de cadre pour le choix social 231 .

Il est clair que cette orientation anonyme et neutre du cadre arrovien est puissante quand on l’impose dans une fonction de décision sociale, surtout lorsque l’on pense que la plupart des procédures de décision collective en vigueur violent ces exigences 232 . En ce sens, Sen rappelle que même les procédures d’allocation par le libre marché ne sont ni neutres, ni anonymes. En effet, chaque individu choisit son panier de consommation, et une permutation des préférences entre deux individus peut mener à un résultat social différent même lorsque les alternatives sociales disponibles sont les mêmes :

‘Supposons un cas où je préfère avoir mes murs bleus plutôt que blancs, le reste de l’état social étant Ω, alors que vous avez la préférence inverse. Le mécanisme de marché peut garantir que mes murs soient bleus. Dans un autre cas, je pourrais préférer voir vos murs bleus plutôt que blancs (le reste de l’état social étant Ώ), alors que vous avez la préférence inverse. Il s’agit simplement d’une substitution des alternatives, mais le mécanisme de marché fera que vos murs soient blancs, et non bleus. Cela viole la neutralité. (Sen, 1970a, p. 78)’

Cet exemple montre que, dans le mécanisme de marché, la préférence est loin d’être anonyme puisque sa réalisation dépend de qui préfère et de qui est concerné par la préférence. Si ma préférence relative à l’état social concerne le choix d’un autre individu quant à sa propre consommation et qu’elle est différente de celle de l’individu en question, tout se passe comme si ma préférence ne compte pas et seule celle de l’autre compte. Finalement, l’état social auquel on aboutit via le marché n’est pas neutre vis-à-vis de qui préfère quoi ; il n’est pas neutre vis-à-vis du contenu de la préférence, puisque celle-ci, pour être satisfaite, ne peut être qu’auto-centrée 233 . Toutefois, le fait que le mécanisme de marché viole l’anonymat ou la neutralité n’est pas l’argument que Sen souhaite retenir pour critiquer ces deux conditions. Il considère que les valeurs de liberté individuelle dans le choix sont bien plus profondes que l’expression qu’elles trouvent dans le mécanisme de marché et qu’elles exigent un examen plus scrupuleux.

Sen (1970a, p. 79) introduit alors la notion de valeur libérale en précisant que certains choix sociaux concernent des situations purement personnelles. Par exemple, une société peut avoir le choix entre l’état x où monsieur A dort sur le dos et l’état y où monsieur A dort sur le ventre. Si monsieur A préfère y à x, alors que tous les autres préfèrent l’inverse, il est possible de montrer que le choix social est une question purement personnelle étant donné que monsieur A est le seul « véritablement » impliqué, les autres étant « curieux ». Partant, il est également possible de décider d’une règle de choix collectif telle que, pour ce choix purement « personnel », la préférence de monsieur A doit être précisément reflétée dans la préférence sociale.

À travers cet exemple, Sen nous amène à considérer une condition du libéralisme faible — condition —, qui consiste en ce que chaque individu soit entièrement décisif dans le choix social concernant au moins une paire d’alternatives, par exemple monsieur A est décisif quant au choix entre x et y. Mais, Sen (Ibid.) précise que, en général, il y a plus d’une paire d’alternative où l’individu devrait être décisif car :

‘(a) il y a d’autres exemples avec de tels choix personnels, par exemple M. A fait un peu de yoga avant d’aller se coucher (peu importe que cette idée soit révoltante pour les autres), et (b) même avec le problème de dormir sur le dos ou sur le ventre, il peut y avoir plus d’une telle paire puisque Ω peut être différent, par exemple s’il est bon pour monsieur A de dormir sur le ventre plutôt que sur le dos lorsque les murs de la cuisine de monsieur B sont roses, alors il doit en être de même lorsque les murs de la cuisine de monsieur B sont cramoisis.’

Aussi, cette condition est véritablement faible, dans le sens où un libéral ne peut que l’accepter et même — c’est le cas de Sen — penser qu’il faille exiger plus. Pourtant, Sen introduit une condition encore plus faible dans la théorie du choix social, la condition L*, qui reste cependant plus forte que la condition de non-dictature d’Arrow. Cette condition L* exige qu’au moins deux individus aient leurs préférences personnelles reflétées dans le choix social concernant au moins une paire d’alternatives chacun. Elle est appelée condition de « libéralisme minimal » 234 car diminuer plus encore le nombre d’individus ayant une telle liberté signifierait la permission d’une dictature — un seul individu pouvant imposer sa préférence.

Or, Sen montre que même la condition la plus faible de libéralisme, L*, est incohérente avec les conditions U — universalité du domaine 235 — et P principe faible de Pareto 236  — imposées par Arrow à la fonction de choix social 237 . En effet, « The Impossibility of a Paretian Liberal » (Sen, 1970b, p. 152) « présente un résultat d’impossibilité qui semble avoir certaines conséquences gênantes pour les principes de choix social ». Dans cet article, Sen introduit dans le cadre arrovien de choix social la condition de liberté individuelle dans sa forme faible, à savoir L et démontre qu’« il n’existe aucune fonction de choix social satisfaisant simultanément les conditions U, P et L » (Ibid., p. 153). Même lorsqu’il affaiblit la condition L en la remplaçant par L*, le résultat d’impossibilité persiste.

Afin d’illustrer son résultat, Sen (Ibid., p. 155, nous soulignons) considère un cas spécifique avec deux individus — 1 et 2 — et trois alternatives — x, y et z — :

‘Il n’y a qu’une copie d’un certain livre, disons L’Amant de Lady Chatterley, qui est perçu différemment par 1 et 2. Les trois alternatives sont : que l’individu 1 le lise (x), que l’individu 2 le lise (y) et qu’aucun ne le lise (z). La personne 1, qui est prude, préfère avant tout que personne ne le lise, mais étant donné le choix que l’un ou l’autre le lise, elle préfère que ce soit elle-même plutôt que d’exposer le crédule monsieur 2 aux influences de Lawrence. (Les prudes, on me dit, tendent à préférer être les censeurs plutôt que censurés.) En ordre de préférence décroissant, son classement est z, x, y. La personne 2, cependant, préfère que les deux doivent le lire plutôt qu’aucun. En outre, elle prend plaisir à l’idée que le prude monsieur 1 lise Lawrence, et sa préférence première est que la personne 1 doive le lire, la seconde étant que lui-même le lise et la pire qu’aucun ne le doive. Son classement est donc x, y, z.’

Partant, si la société a le choix dans la paire (x, z), soit entre le fait que la personne 1 lise le livre et que personne ne le lise, d’un point de vue libéral, les préférences de la personne 1 doivent compter puisque c’est elle qui est impliquée dans ce choix. Or, étant donné que celle-ci est prude et ne souhaite pas le lire, elle ne doit pas être forcée à le faire. Ainsi, avec la condition du libéralisme minimal, la société doit préférer z à x. De manière similaire, si le choix est entre le fait que la personne 2 le lise (y) ou que personne ne le lise (z), les valeurs libérales exigent que ce soient les préférences de la personne 2 qui soient décisives et, puisque celle-ci est clairement impatiente de le lire, elle doit pouvoir le faire. Dans ce cas, y doit être jugé socialement meilleur que z.

Dans cet exemple, il apparaît qu’en termes des valeurs libérales, il est meilleur que personne ne lise pas L’Amant de Lady Chatterley plutôt que la personne 1 soit forcée à le faire, et il est encore meilleur que la personne 2 puisse le lire plutôt qu’aucun ne le puisse. Autrement dit, la société doit préférer y à z, et z à x. Cependant, ce choix serait celui d’une alternative inférieure au sens de Pareto car, selon le classement de préférences des deux personnes, x est toujours avant y ce qui fait de x l’alternative supérieure au sens de Pareto.

Toutes les solutions potentielles peuvent être améliorées par une autre étant donné le principe de Pareto et la condition de « libéralisme minimal ». Avec cette formulation axiomatique, il y aura toujours une incohérence dans le choix. Précisons que, pour Sen (1993, pp. 164-165), le contenu du conflit Pareto-liberté peut être interprété de trois manières différentes, en lien avec les différentes interprétations de l’objet de la théorie du choix social :

‘1. Impossibilité au regard de l’évaluation du résultat. – Pour certaines configurations des préférences individuelles, aucune évaluation cohérente et complète des états sociaux ne peut satisfaire le principe de Pareto (sous sa forme affaiblie) et la liberté minimale […].’ ‘2. Impossibilité au regard du choix normatif. – Il n’existe pas de bonne manière d’organiser la prise de décision dans la société de sorte que, quelles que soient les préférences individuelles, un certain état soit choisi parmi un ensemble non vide d’états, lorsque la qualité de la prise de décision exige de satisfaire au principe de Pareto affaibli et à la liberté minimale […].’ ‘3. Impossibilité au regard du choix descriptif. – Tout système réel de décision sociale qui peut choisir, quelles que soient les préférences individuelles, un certain état dans tout ensemble non vide d’états sera incapable de satisfaire au principe de Pareto affaibli et à la liberté minimale […].’

Nous pouvons également noter que Sen reprend pour son théorème la plupart des exigences d’Arrow, mis à part la transitivité de la préférence sociale 238  — puisqu’il cherche plus simplement l’existence d’une meilleure alternative dans chaque situation de choix — et la condition d’indépendance vis-à-vis des alternatives hors de propos. Bien que beaucoup pensent que l’abandon de cette dernière condition serait une manière d’échapper au résultat d’impossibilité d’Arrow, ici cela ne change rien au dilemme soulevé par Sen.

Enfin, non comme Sen le propose pour le résultat d’impossibilité d’Arrow, le paradoxe libéral ne peut être résolu par l’utilisation de comparaisons interpersonnelles. D’une part, la force de l’exigence d’une personne sur son domaine privé repose sur la nature personnelle de son choix, et non sur les intensités relatives des préférences de différentes personnes concernant leur vie privée. D’autre part, l’efficacité au sens de Pareto dépend de l’harmonie des préférences de différentes personnes pour un choix binaire, et non de la force comparative de ces préférences (Sen, 1999, p. 200). La résolution du problème se trouve donc ailleurs.

Notes
231.

 Les conditions à l’origine de cette neutralité sont l’axiome du « domaine non restreint », de l’« indépendance vis-à-vis des alternatives hors de propos » et du « principe de Pareto » même faible.

232.

 Sen (1970a, p. 78) prend l’exemple de l’Assemblée Générale des Nations Unies qui décide à la majorité simple pour les questions de procédure et exige une majorité à deux tiers pour les questions substantielles, ce qui va à l’encontre de la condition de neutralité d’Arrow. Quant à l’Assemblée Générale du Conseil de Sécurité, elle viole cette fois la condition d’anonymat, puisque seuls cinq pays bien particuliers ont le droit de veto.

233.

 La question des préférences auto-centrées, ou préférences privées, pose de véritables difficultés en théorie du choix social. Les individus sont censés exprimer des préférences sur des états sociaux et, en même temps, dès lors que leurs préférences dépassent leur sphère privée, des paradoxes apparaissent. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.

234.

 Notons que dans un article originalement publié en 1976, puis intégré dans son ouvrage de 1982, intitulé « Liberty, Unanimity and Rights », Sen (1982b, pp. 292, 293) change l’appellation de ses conditions, considérant que le terme « libéralisme » est « trop ambigu ». Il préfère ainsi les expressions « libertarianisme faible » et « libertarianisme minimal » pour les conditions L et L* respectivement. Ce changement semble bien refléter l’idée que le libéralisme exige plus.

235.

 Rappelons que la condition U signifie que tout ensemble logiquement possible de classements individuels est inclus dans le domaine pris en compte dans la règle de choix social.

236.

 La condition P signifie que si tous les individus préfère une alternative x à une alternative y, alors la société doit préférer x à y.

237.

 Nous parlons ici précisément de « fonction de choix social », car si Arrow l’identifie à la « fonction de bien-être social », Sen marque clairement la distinction entre les deux. Et son théorème sur le paradoxe libéral concerne exclusivement la « fonction de choix social » (que l’on pourrait aussi traduire par « fonction de décision sociale »).

238.

Par exemple, si la société préfère x à y et y à z, mais est indifférente entre x et z, la décision ne peut être prise dans le cadre arrovien qui exige une transitivité totale. En revanche,dans le cadre senien, l’alternative x est considérée comme meilleure puisqu’elle est considérée comme au moins aussi bonne que les deux autres. (voir Sen, 1970b, p. 156)