B. Impact du « paradoxe libéral » en théorie du choix social

Sen introduit donc une vision nouvelle dans la théorie du choix social telle qu’elle avait été fondée par Arrow (1951), combinant une réflexion de forme et de fond dans sa discussion sur l’impossibilité d’un « libéralisme parétien ». Même sans l’indépendance I, les conditions U, P et L*, le « libéralisme minimal » — au moins deux individus sont décisifs dans les deux sens sur au moins une paire d’états sociaux — mènent à la contradiction, en particulier quand les préférences « curieuses » des uns sont contenues dans le jugement parétien. Pour Arrow (1999, p. 166), ce résultat a surpris sur le plan analytique, mais a surtout posé de profondes questions éthiques quant à la relation entre les vestiges d’utilitarisme contenus dans le principe de Pareto et l’existence de « droits » individuelsà la portée toutefois faible, concernant des choix sur lesquels l’individu possède un contrôle total.

Il est clair qu’en mettant en évidence cette contradiction, Sen se place plutôt du côté du libéralisme que du principe de Pareto. Pour lui, la « morale » de son paradoxe est que « si l’on prend au sérieux le principe de Pareto, comme les économistes semblent le faire, alors on doit faire face aux problèmes de cohérence liés au fait de chérir les valeurs libérales, même les plus molles » (Sen, 1970b, p. 157). Autrement dit, suite à la démonstration de Sen, ceux qui défendent les valeurs libérales doivent reconsidérer leur adhésion au critère parétien puisque celui-ci peut mener à des choix profondément non libéraux quand il y a plus de deux alternatives 239 .

De nombreuses extensions de l’« impossibilité du libéral parétien » ont été présentées et discutées par la suite. Par exemple, Batra et Pattanaik (1972) se sont préoccupés de la question des droits de groupes intermédiaires entre individus et société comme ce peut être le cas dans un pays fédéral où les droits des membres d’un État de faire certaines choses peuvent diverger de ceux d’individus appartenant à un autre État. Ils montrent que l’« impossibilité d’un fédéralisme parétien » peut être directement établie sur les mêmes bases que l’« impossibilité d’un libéralisme parétien ».

Gibbard (1974), surtout, a fourni un résultat encore plus surprenant puisqu’il note que même en l’absence du principe de Pareto, on peut aboutir à une impossibilité si les droits des individus ne sont pas postulés simplement pour une sphère protégée non vide, mais généralement pour les paires d’états alternatifs qui diffèrent l’un de l’autre sur des aspects purement personnels, toute autre chose étant donnée. Autrement dit, dans la contribution de Gibbard (1974), une préférence individuelle doit s’imposer dans le choix social quand celui-ci concerne des états ne différant que sur des points qui intéressent directement l’individu en question. Il y a donc une augmentation des exigences de la condition L* proposée par Sen (1970a, b). En effet, les conditions de Sen n’attribuent aux individus la faculté d’emporter la décision que pour une paire d’option, alors que la condition de Gibbard peut conduire à ce que cette faculté leur soit reconnue pour plusieurs paires d’option, éventuellement pour un très grand nombre 240 .

Gibbard (1974, p. 389) illustre la démonstration de son paradoxe par un exemple simple, mais significatif : un individu non-conformiste veut que les murs de sa chambre soient d’une couleur différente de ceux de Mme Grundy, alors que celle-ci veut les murs de sa chambre de la même couleur que ceux du non-conformiste. Si chacun de ces deux individus est décisif dans les alternatives sociales où il y a désaccord seulement en ce qui concerne la couleur des murs de leur chambre, il y aura toujours quelqu’un pour poser un veto à chaque résultat possible.

Ainsi, l’exemple de Gibbard révèle que certaines combinaisons de préférences éliminent la possibilité de tout choix collectif, indépendamment des questions d’optimalité parétienne. Il est à noter que la caractéristique essentielle à l’origine du paradoxe de Gibbard — autant que celui de Sen — consiste dans le fait que les individus sont supposés avoir des préférences quant au résultat qui, proprement, dérivent sur la sphère protégée de quelqu’un d’autre. En effet, Julian Blau (1975) montre que le paradoxe de Sen ne survient dans un cas à deux personnes que si l’une des personnes au moins a des préférences « indiscrètes ». Aussi, un grand nombre de réponses à ce paradoxe ont tenté de le dissoudre en introduisant des dispositifs qui modifient les droits, éliminant les préférences « curieuses » ou « indiscrètes », de manière à conserver le principe de Pareto. Gibbard (1974), Nozick (1974), Sugden (1981) et Suzumura (1978, 1980), entre autres, ont tous défendu l’idée que le paradoxe résulte d’une mauvaise interprétation des droits. Pour eux, avoir des droits privés signifie avoir une certaine liberté de faire ce qu’il nous plaît, et non être décisif dans des choix sociaux.

Il semble que l’influence de Gibbard dans l’orientation du débat et de la recherche de solution au conflit libéral-parétien soit considérable. En effet, Gibbard (1974) ayant poussé à l’extrême la logique de la condition L et montré que celle-ci pouvait aboutir à un cycle de préférences collectives, la plupart des contributions qui ont suivi se sont attachées à affaiblir la condition de libéralisme. D’ailleurs, Blau (1975, p. 401) note que « c’est le paradoxe de Sen lui-même qui nécessite l’affaiblissement de P ou de L ». Et il ajoute : « Je ne vois en aucun cas un observateur extérieur remettre en cause un choix unanime. Cela conduit forcément à modifier L ».

Toutefois, d’autres auteurs iront plus dans le sens de Sen et ne chercheront pas à affaiblir systématiquement la condition L. Par exemple, Farrell (1976) s’emploiera à restreindre le principe de Pareto en « amendant » les préférences, c’est-à-dire en supprimant les préférences individuelles qui portent exclusivement sur les sphères privées d’autrui. Et Sugden (1985, p. 228) écrit : « je partage également la croyance de Sen selon laquelle il y a des cas où la liberté est plus importante que le bien-être : le principe de Pareto est un jugement moral contestable et non une vérité morale évidente en soi ».

Mais, comme le note Igersheim (2004, p. 234) :

‘L’abondante littérature qui a suivi le conflit Pareto-liberté s’est attachée tout d’abord à résoudre l’impossibilité en affaiblissant l’une ou l’autre de ces conditions. Plus que des propositions résolvant les problèmes de fond soulevés par le paradoxe libéral-parétien, ces contributions relèvent davantage d’une prise de position conceptuelle en faveur ou défaveur de la condition de Pareto, jugée par certains intouchable, plutôt que d’une quête savamment orchestrée des raisons de l’émergence du paradoxe.’

Sen considère d’ailleurs que la base de l’« impossibilité du libéral parétien » ne tient pas à une information inadéquate comme pour le résultat d’Arrow —, mais à une utilisation incohérente de l’information. En ce sens, une troisième manière d’éliminer le conflit Pareto-liberté consiste en la restriction du domaine de définition des profils acceptés pour la fonction de choix collectif, soit la condition U. Cependant, l’universalité du domaine des profils acceptés est une condition difficile à remettre en cause, surtout pour des raisons « libérales ».

Résumons maintenant les différentes pistes explorées pour la résolution du paradoxe libéral-parétien. Sen (1986, p. 1159) dénombre au moins trois possibilités examinées pour solutionner le paradoxe libéral, que nous synthétisons ainsi :

Certaines méthodes se concentrent sur la restriction des droits libéraux. Ceux-ci devraient être formulés différemment, par exemple, en restreignant ces droits à des domaines « cohérents », comme le suggère Suzumura (1978), ou en rendant ces droits conditionnels à l’« indépendance des préférences individuelles » comme le propose Gibbard (1974) lui-même 241 .

D’autres méthodes cherchent à contraindre le principe de Pareto, soit en « amendant » les préférences individuelles, soit en « comptant » seulement un certain type de relations de préférence individuelle dans le but d’un jugement parétien, prenant en compte la motivation derrière les préférences 242 .

Enfin, d’autres explorent des restrictions du domaine qui permettraient d’éviter l’impossibilité en question 243 .

Toutefois, Sen (1986, p. 1158) considère que les solutions du premier ordre peuvent être utiles face au problème soulevé par Gibbard, mais pas pour le conflit entre libéralisme et principe de Pareto. Pour Gibbard (1974), les droits doivent être modélisés comme des « formes de jeu » — revenant à des restrictions sur les ensembles de stratégies éligibles par les différents individus — plutôt que comme des contraintes sur les choix sociaux. Par exemple, j’ai le droit de déterminer la couleur de mes murs si certaines stratégies sont ouvertes à moi. Le fait que Mme Grundy me copie n’est pas une violation de mes droits. Cette interprétation des droits n’élimine pas seulement le paradoxe de Gibbard, mais autorise les individus à entrer en contact et à échanger, ce qui peut leur permettre d’atteindre un optimum de Pareto. Cependant, Sen (1992, p. 145) n’est pas certain que de tels contrats soient désirables, en particulier parce que leur application nécessiterait une étroite surveillance et parce que ce système n’assure pas une véritable protection des libertés individuelles 244  :

‘A ce sujet, nous devons considérer la crédibilité d’un tel contrat, et la difficulté d’assurer son accomplissement (i.e. comment être sûr que le prude lit effectivement le livre et n’est pas juste en train de prétendre le faire […]). […], plus important encore, les tentatives de renforcer de tels contrats (e.g. un policier surveille que le prude est effectivement engagé dans la lecture du livre […]) au nom de la liberté peuvent être une menace puissante — et même effrayante — pour la liberté elle-même. ’

Bien entendu, si l’on considère que chacun doit être libre de lire ce qu’il veut, de tels contrats n’ont pas beaucoup de sens 245 . D’ailleurs, Ramachandra (1972) et Farrell (1976) ont argumenté pour une limitation de la portée de la théorie du choix social, la considérant comme un dispositif technique ne pouvant pas prononcer de jugement concernant les choix qui sont personnels. Ceci revient à fuir le problème plutôt qu’à le solutionner. Le libertarien Nozick (1973, 1974) prône, de son côté, la prise en compte des droits non pas dans l’évaluation de l’état des affaires, mais comme des contraintes déontologiques sur les actions. Le cadre est alors non-conséquentialiste, ce qui revient à peu près à la solution explorée par Gibbard. Toutefois, il faut garder à l’esprit que Nozick ne cherche pas particulièrement à dépasser le résultat d’impossibilité de Sen, mais plutôt à s’en servir pour conforter son idée selon laquelle le cadre de la théorie du choix social est inadéquat pour refléter les exigences de la liberté. La position libertarienne est d’ailleurs parfois identifiée à une formulation de la liberté indépendante des résultats, soit exclusivement orientée vers les processus.

Finalement, tout en suscitant une littérature technique (Gibbard, 1974 ; Suzumura, 1978, etc.), ce résultat a surtout contribué à souligner l’importance philosophique des droits et le contenu de la liberté à partir de divers points de vue critiques, en particulier ceux de Nozick (1974) et de Dworkin (1978). Pour Sen (1986, p. 1159), l’intérêt pour l’« impossibilité du libéral parétien » ne repose pas tant dans son caractère de paradoxe et de casse-tête, mais dans son invitation à un réexamen des formulations usuelles des droits des individus et des groupes, ainsi que des principes de décision généralement acceptés, en particulier le très consensuel principe de Pareto.

Or, comme le note Igersheim (2004, p. 235), formellement et conceptuellement, l’approche de Sen n’est pas exempte de défauts structurels :

‘L’introduction des droits et libertés individuelles par le biais de la condition L a fait, avec raison, l’objet d’un examen critique extrêmement approfondi, sans doute suscité par le fait que Sen n’ait jamais été très clair quant à la justification de l’emploi de cette condition, tant au niveau de l’appellation de la condition L que par rapport à sa demande fort limitée en matière de droits.’

Il est vrai que Sen ne précise pas formellement ce qu’il entend par « sphère protégée d’un individu ». Bien qu’il défende sa condition de « libéralisme minimal » (Sen, 1970a, b) en faisant appel à cette notion, L* est loin d’être en mesure de la représenter. À cet égard, Gibbard est moins critiquable, puisque sa condition de libéralisme indique que l’individu est décisif uniquement sur les paires d’états sociaux qui ne varient que par rapport à sa propre composante. L’ambiguïté de Sen est d’ailleurs reflétée dans la difficulté qu’il manifeste pour nommer sa condition : il hésite entre « libéralisme » (Sen, 1970a, b) « libertarianisme » (Sen, 1976) et même « liberté » (Sen, 1983g, 1987a).

Notes
239.

 Les difficultés d’accomplir l’optimalité Parétienne en présence d’externalités son déjà bien connues en 1970, mais « la question ici est plutôt celle de l’acceptabilité de cette optimalité comme objectif dans le contexte des valeurs libérales, étant donnés certains types d’externalités » (Sen, 1970b, p. 157).

240.

 D’ailleurs, Sen (1992b, p. 150), estime que l’extension de Gibbard, étant donné ses fortes exigences, n’est pas forcément acceptable dès lors que l’on accepte la condition L*.

241.

 Pour Gibbard (1974), en effets, les droits libéraux ne devraient s’appliquer qu’aux individus dont les préférences quant à leur sphère privées restent les mêmes en toutes circonstances, c’est-à-dire quelles que soient les caractéristiques personnelles des autres individus. Sur cette question de la restriction des droits libéraux, voir aussi Bernholz, 1974 ; Blau, 1975 ; Buchanan, 1976 ; Kelly, 1976a, b, Suzumura, 1980.

242.

Voir notamment, Sen, 1970a, 1976a ; Suzumura, 1978 ; Hammond, 1981 ; Rawls, 1982.

243.

Voir en particulier Bergstrom, 1970 ; Blau, 1975 ; Fine, 1975.

244.

 La solution contractuelle revient à faire un pas de côté, puisqu’il s’agit de considérer un univers de contrats virtuels extérieur à la procédure de choix collectif proprement dite. Dès lors, toutes sortes de considérations empiriques entrent en ligne de compte : les contrats seront-ils spontanément respectés ? Faut-il prévoir des systèmes de pénalité ou de contrainte ? Les agents considèreront-ils que tout est matière à contrat ? En outre, il n’est pas sûr que l’on puisse éclairer le sujet en considérant des contrats possibles venant compléter une procédure de choix collectif elle-même virtuelle. (Picavet, 2001, p. 4)

245.

 Dans tous le cas, si les individus sont libres de s’engager ou non dans de tels contrats, le paradoxe libéral persiste sous forme, cette fois, d’un dilemme lié aux comportements individuels. (Cf., Sen, 1992b, p. 146)