C. La prise en compte des droits comme moyen d’élargir le cadre arrovien de la théorie du choix social

‘Si l’on considérait le libre développement de l’individualité comme l’un des principes essentiels du bien-être, […] il n’y aurait pas de danger que la liberté fût sous-estimée, et il n’y aurait pas de difficulté extraordinaire à tracer la frontière entre elle et le contrôle social.
Jonh Stuart Mill, 1990 (1859), p. 147.’

En introduisant les concepts de liberté et de droit dans la théorie du choix social, Sen semble poursuivre deux objectifs distincts. Avec le recul, il déclare la chose suivante :

L’objectif le plus général était de travailler à une extension du format classique en théorie du choix social dû à Kenneth Arrow (1951), en faisant une place explicite aux droits en général et à la liberté en particulier. L’objectif plus spécifique était de tenter une mise en lumière, en termes formels, de la tension entre les considérations pour la liberté et les droits, d’une part, et les principes exclusivement fondés sur l’utilité (« welfariste ») utilisés de manière standard en économie du bien-être, d’autre part. Ceci fut fait sous la forme d’un simple résultat d’impossibilité […]. (Sen, 1992b, p. 140)

Bien sûr, l’originalité de Sen due à l’introduction de ces considérations est toute relative à la théorie du choix social. La formulation de la liberté à partir de l’identification de certains types de choix ne concernant que soi dès lors qu’ils se situent dans la « sphère protégée » de l’individu n’est pas nouvelle. La notion de « sphère protégée » est empruntée à Hayek (1960), mais pour Sen (1982b [1976a], p. 292), l’existence d’une telle sphère est largement reconnue par d’autres auteurs, dont la conception de la liberté diffère grandement sur d’autres aspects. Il fait référence en particulier à Mill (1859) et Gramsci (1971), certainement afin de légitimer son intérêt pour la notion d’Hayek, sans pour autant s’identifier à sa philosophie. Et il est vrai que Mill, bien qu’utilitariste, fait partie des premiers à avoir défendu avec ferveur une telle liberté individuelle :

‘Il y a une sphère d’action dans laquelle la société, en tant que distincte de l’individu, n’a tout au plus qu’un intérêt indirect, à savoir cette partie de la conduite d’une personne qui n’affecte qu’elle-même ou qui, si elle en affecte d’autres, c’est alors qu’ils y ont consenti et participé librement, volontairement et en toute connaissance de cause. Quand je dis « elle-même », j’entends ce qui la touche directement et prioritairement […]. (Mill, 1990, p. 78)’

Il est clair que « les sphères protégées peuvent être considérée comme étant très larges ou plutôt étroites selon, entre autres, notre philosophie politique » (Sen, 1982b [1976a], p. 292). L’acception de la condition L dépendra forcément « de la nature des alternatives qui sont offertes pour le choix », et « si les choix sont non personnels, comme […] déclarer la guerre à un autre pays ou non », cette condition n’aura pas beaucoup d’attrait (Sen, 1970a, p. 83). En revanche, si une société a le choix entre « monsieur A dort sur le dos » ou « monsieur A dort sur le ventre », pour reprendre l’exemple cité plus haut, il y a de fortes chances que la condition L soit acceptée dans la règle du choix social. Pour cette raison, Sen (1982b [1976a], p. 292) estime que les termes « libéralisme » ou « libertarianisme » peuvent donner une idée fausse de la condition qu’il propose, ou du moins une idée trop étroite, « puisque le soutien de L peut aussi venir de gens qui ne sont pas des libéraux dans le sens usuel ». Selon lui, une défense « aussi douce » des valeurs libertariennes est une caractéristique commune de la plupart des cultures modernes, et de beaucoup d’anciennes aussi.

En outre, pour Sen (1999, pp. 199-198), la liberté dans la sphère individuelle peut aussi prendre beaucoup d’aspects différents et il en distingue notamment deux (nous soulignons) :

‘(1) elle peut nous aider à accomplir ce que nous choisissons dans nos domaines privés respectifs, par exemple, dans la vie personnelle (ceci constitue l’aspect « opportunité ») ;’ ‘(2) elle peut nous laisser directement responsables des choix dans les domaines privés, quel que soit ce que nous pouvons ou non accomplir (ceci constitue l’aspect « processus »).’

Dans sa formulation de la liberté pour la théorie du choix social, Sen (1970a, b) se préoccupe d’abord du premier, soit de l’aspect « opportunité ». Les conditions L et L* utilisées ne présentent pas une vision exhaustive de la liberté, mais seulement de certaines de ses conséquences 246 . Il montre donc que c’est cet aspect qui peut entrer en conflit avec le principe de Pareto. Or, cette formulation de la liberté — « ou plus précisément la formulation de certaines conséquences minimales du respect de la liberté » (Sen, 1993, p. 160) — a été profondément remise en cause, tant elle diffère de certaines définitions plus traditionnelles en termes de procédures et non de résultats 247 . Plus tard, reconnaissant, suite à la suggestion de Sugden (1981) notamment, que cette approche ne peut pas fournir une compréhension adéquate des exigences de la liberté, Sen (1983g, 1992b) travaillera à partir d’une caractérisation plus large de ce concept et montrera que l’« impossibilité du libéral parétien » n’est pas résolue si l’on se concentre sur l’aspect « processus » de la liberté.

Dans tous les cas, Sen ne souhaite pas se fonder sur une conception de la liberté prenant en compte exclusivement l’aspect « processus », qui serait à son sens tout aussi étroite, si ce n’est plus. Il s’agit d’un point central de l’œuvre de Sen — point de désaccord fondamental avec Nozick (1974) —, et il n’hésite pas à mobiliser, une fois encore, dans son argumentation les figures représentatives du libéralisme, voire de l’ultralibéralisme :

‘En effet, l’importance de l’effectivité de la réalisation de la liberté dans la vie personnelle a été reconnue comme fondamentale depuis longtemps – même par les commentateurs profondément concernés par les processus, de John Stuart Mill (1859) à Franck Knight (1947), Friedrich A. Hayek (1960) et Buchanan (1986). (Sen, 1999, p. 199, nous soulignons)’

Or, cette reconnaissance de l’importance de la liberté effective dans le domaine privé ne peut pas, dans certains cas, coexister avec la reconnaissance de la pertinence de l’unanimité parétienne pour chaque paire. L’enjeu principal du paradoxe libéral est précisément d’identifier ce conflit potentiel. Cela signifie, pour Sen (1999, p. 200), qu’une résolution satisfaisante du conflit doit passer par une évaluation des priorités acceptables entre la liberté personnelle et la satisfaction totale du désir, et doit être sensible à l’information concernant les tensions qui peuvent émerger entre les individus, mais aussi chez chaque individu. Sen appelle donc à un élargissement de l’information qui prenne en compte les valeurs politiques des gens autant que leurs désirs individuels, ce qui est très différent de l’utilisation de comparaisons interpersonnelles d’utilité ou de bien-être.

Cet intérêt de Sen pour les droits représente un premier biais par lequel il cherche à sortir l’économie du bien-être de la doctrine welfariste. En effet, selon lui, bien que les économistes évoquent souvent le concept de droits, et bien que les notions économiques fondamentales de ressources, d’échange, de contrat, etc., fassent toutes appel à divers types de droits, la tradition utilitariste considère toutefois ces droits comme de simples moyens d’obtenir d’autres biens, en particulier de l’utilité (Sen, 1993, p. 47). Il déplore que l’existence et la satisfaction des droits ne revêtent aucune importance intrinsèque, et les droits sont jugés en fonction de leur capacité à produire de bonnes conséquences, dont la satisfaction des droits ne fait pas partie. Cette conception s’est évidemment transmise à la phase post-utilitariste de l’économie du bien-être, centrée sur l’optimum de Pareto et l’efficacité.

Il est vrai que l’unanimité parétienne représente une raison assez puissante pour qu’une politique soit mise en place mais, avec son « paradoxe libéral », Sen a voulu montrer que le choix social doit s’intéresser à ce que les gens préfèrent, mais aussi aux raisons de ces préférences. En effet, « les gens peuvent être d’accord sur un classement particulier pour des raisons très différentes (comme pour le fait de préférer a à b dans l’exemple de « Lady Chatterley »), et une utilisation mécanique de la règle parétienne sans considération pour le contexte semble questionnable » (Sen, 1982b [1976a], p. 293). Et, Sen (Ibid.) s’étonne du fait que les nombreuses contributions qui ont suivi son paradoxe ont plutôt cherché à affaiblir la condition L plutôt qu’à s’interroger sur la pertinence du principe parétien.

Dans un article intitulé « Minimal Liberty », Sen (1992, pp. 142-144) propose plusieurs interprétations du conflit, soit plusieurs résultats très différents issus des mêmes propriétés analytiques, en fonction des définitions retenues pour la préférence sociale et pour les préférences individuelles. Si l’on considère que P est la préférence sociale et P i la préférence de l’individu i, alors la condition L* indique que l’individu i est décisif concernant une paire d’alternatives sociales (x, y) si et seulement si, lorsque nous avons xP i y, nous avons xPy. Or, comme nous l’avons vu, le paradoxe libéral établit qu’il n’y a aucune fonction de décision sociale qui satisfasse à la fois la condition de liberté minimale et le principe de Pareto.

Concernant la préférence sociale, Sen distingue au moins deux interprétations de xPy :

en termes de choix social : y ne doit pas être le résultat du choix parmi tout ensemble contenant x.

en termes de jugement social : x est jugé socialement meilleur que y.

Concernant la préférence individuelle xP i y, il en distingue au moins deux, pour simplifier 248  :

en termes de choix individuel : la personne i ne choisit jamais y dans un ensemble contenant x.

en termes de désir individuel : la personne i désire que x soit choisi plutôt que y.

Partant, les résultats de la théorie du choix social peuvent être interprétés de quatre façons que Sen (1992b, p. 143) formalise ainsi :

CC (le choix social est fondé sur les choix individuels)

CD (le choix social est fondé sur les désirs individuels)

JC (le jugement social est fondé sur les choix individuels)

JD (le jugement social est fondé sur les désirs individuels)

Le premier cas est sans doute plus en adéquation avec les conceptions usuelles de la liberté en ce qui concerne les questions purement privées — la liberté est une question de respect des choix individuels. Et, selon cette interprétation, le résultat d’impossibilité de Sen (1970a, b) indique que même pas deux personnes ne peuvent avoir le droit d’être décisives pour les choix effectifs dans leurs sphères privées (pour au moins une paire d’alternatives chacun) si le choix social doit aussi respecter le principe de Pareto (se fondant sur les choix individuels également).

Cependant, Sen (1992b, p. 143) s’interroge sur la pertinence de cette première interprétation. Il reconnaît que le principe de la « responsabilité de l’agent » incite à considérer la liberté en fonction de ce que la personne peut effectivement choisir, et non à chercher à savoir si elle obtient ce qu’elle désire (sans considération pour ses propres actions). Cependant, il met en lumière au moins deux limites à ce raisonnement :

‘D’abord, les choix effectifs d’une personne peuvent être influencés par des circonstances qu’il peut être approprié de considérer en jugeant si la personne a vraiment été libre dans un sens significatif. Les influences sociales peuvent induire qu’une personne ne choisisse pas de la manière dont elle le voudrait. […] Le phénomène d’« inhibition du choix » ne doit pas être négligé dans une théorie de la liberté qui est censée être un guide utile pour la philosophie politique, l’économie du bien-être et la raison pratique.’ ‘[…] Deuxièmement, nous ne pouvons pas non plus négliger la question des « actions envahissantes » 249 pour aborder la liberté dans les questions privées. (Ibid., pp. 143-144)’

Pour Sen, les économistes ont parfois plus besoin de psychologie sociale qu’ils ne le pensent pour fonder leurs analyses. Ce qu’il appelle le phénomène d’« inhibition du choix » peut avoir une incidence majeure dans certaines décisions sociales prises à partir des choix individuels. Par exemple, cette incidence s’illustre avec force et dommages sur les femmes dans les sociétés sexistes. Si la norme sociale veut que les femmes sortent toujours la tête couverte, il faudra beaucoup de courage à une femme pour sortir la tête nue. Ce qui est certain, pour Sen, c’est qu’on ne peut se fonder sur les choix des femmes pour garantir la réalisation de leurs droits dans ce cas. En ce qui concerne la deuxième limite au fait de fonder le choix social sur les choix individuels, à savoir les « actions envahissantes », elle se trouve parfaitement illustrée par la liberté de ne pas respirer de la fumée qui est conditionnée par les actions des autres. Vis-à-vis de ces deux limites, il est clair que l’interprétation de la liberté individuelle en termes de désir est plus adéquate pour le choix social.

Pour ce qui est du jugement social, Sen s’oppose clairement à ceux qui ont disqualifié cette interprétation sous prétexte que la liberté n’est pas un concept qui sert à évaluer ce qui est « socialement meilleur » 250 , mais à permettre aux individus d’avoir le choix de leurs actions. En effet, pour Sen, si l’on valorise la liberté et si l’on souhaite qu’elle soit prise sérieusement en compte politiquement, il est nécessaire de l’intégrer dans les jugements sociaux en se basant sur les choix ou sur les désirs individuels en fonction du contexte :

‘L’un des avantages de la formulation de la liberté en théorie du choix social consiste en l’opportunité, donnée par la flexibilité des représentations du choix social, d’avoir des interprétations alternatives, selon la nature du problème discuté. Les différentes interprétations donnent différents éclairages — bien que liés entre eux — sur le problème de la liberté, et elles correspondent toutes au même résultat formel avec des représentations diverses de P et de Pi. (Ibid., p. 144)’

Cependant, en mettant en évidence l’« impossibilité du libéral parétien » et en questionnant le principe de Pareto, l’objectif de Sen est de démontrer le besoin de considérer d’autres informations que les préférences, comme par exemple les motivations derrière les préférences :

‘Dans cette approche, les jugements concernant les choix sociaux « ne seraient donc plus seulement une fonction des préférences individuelles » (Sen, 1970a, p. 83). Cette ligne d’argument est assez distincte de l’importante critique radicale concernant le fondement des jugements sociaux sur les préférences individuelles à cause de l’« aliénation de lui-même » que connaît l’individu (voir notamment Gintis, 1972), et également de l’idée de soumettre les préférences individuelles à une évaluation rationnelle (Broome, 1974), mais elle partage avec ces approches un rejet du refus de regarder au-delà de l’ensemble des préférences individuelles pour la réalisation d’évaluations critiques des choix sociaux. (Sen, 1982b [1976a], p. 294)’

Sans aller jusqu’à remettre totalement en cause les fondements de la théorie du choix social, Sen semble toutefois souligner les difficultés de considérer les préférences individuelles comme données. Dans son ouvrage de 1970, il écrit (p. 85) que « la garantie éventuelle de la liberté individuelle ne peut pas être trouvée dans les mécanismes de choix collectif, mais dans le développement de valeurs et de préférences qui respectent l’intimité et les choix personnels de chacun ». Formellement, cela peut signifier une orientation vers l’affaiblissement de U, la condition du domaine non restreint, plutôt que la remise en cause de P, le principe de Pareto. Mais, plus fondamentalement, il semble que cela nous oriente vers une reconsidération des procédures de choix collectif en fonction du contexte et en prenant en compte d’autres informations que les préférences.

Si l’on souhaite, comme Sen, introduire les exigences de la liberté dans la théorie du choix social, il faut garder à l’esprit que, non seulement celles-ci sont diverses selon les conceptions, mais les problèmes liés à sa réalisation ou à sa violation peuvent être différents selon les circonstances. Certaines variations dans les exigences de la liberté sont en relation avec la base informationnelle qui repose généralement soit sur les choix individuels, soit sur les préférences individuelles ; d’autres variations sont dues au domaine d’application qui, le plus souvent, concerne le choix social ou le jugement social. Nous avons montré l’importance, pour Sen, de lier de manière adéquate les formulations de la théorie du choix social au contexte particulier de la question à laquelle on s’intéresse. La malléabilité du cadre très général de cette théorie est ainsi ce qui fait sa vaste portée, pour autant que l’on sache appliquer les bonnes interprétations.

Notes
246.

 Sen (1993, p. 174) reconnaît que le fait de savoir qu’un individu obtient ce qu’il choisirait ne permet pas d’être sûr du respect de sa liberté, « puisque sa liberté aurait été violée si, par exemple, quelqu’un d’autre avait choisi à sa place ce qu’il aurait choisi lui-même ». Ainsi, avec les conditions L et L*, l’aspect processus de la liberté n’est ni nié, ni affirmé.

247.

 Cependant, pour Sen (1992, p. 140), la condition L* est une condition suffisamment faible pour être comprise dans différentes formulations plus complètes des exigences de la liberté. Elle doit donc être interprétée comme une implication commune d’exigences diverses.

248.

 Dans sa présentation, il y a également l’interprétation en termes de bonheur individuel — à savoir la personne i est plus heureuse si x est choisi plutôt que y. Mais étant donné que cette interprétation est abandonnée par la suite pour une raison de simplification, nous ne la reprenons pas ici.

249.

 Les « actions envahissantes » sont définies par Sen (Ibid., p. 142) comme celles qui empiètent sur la sphère privée d'autres personnes.

250.

Sen (1992b, p. 144) s’oppose explicitement à Nozick (1974) et Sugden (1981).