Section III. Vaincre le tabou des comparaisons interpersonnelles

Il nous semble à présent important de souligner que, dès ses premiers écrits en théorie du choix social, Sen a développé une critique fondamentale de l’économie du bien-être qui va bien au-delà de la non prise en compte des droits. Il dénonce en particulier deux hypothèses au fondement de l’évaluation du bien-être : celle du comportement intéressé et celle de l’évaluation de ce qui est accompli en société en fonction du critère unique qu’est l’utilité. Ces hypothèses posent un problème car si nous parlons d’économie du bien-être, et non d’économie du bonheur, c’est peut-être parce que la position aristotélicienne est largement partagée : le bien-être n’est pas seulement une sensation de bonheur, de plaisir, ou encore de satisfaction des préférences. Comme le note Gasper (2003, p. 2), « les êtres humains ont plus de facultés que simplement sentir le bonheur, le plaisir ou la peine ; en particulier ce sont des créatures de raisonnement et faiseuses de sens, d’imagination, d’identité et de liens intra et inter-sociétaux ».

Cependant, cette complexité humaine n’est pas envisagée de la même façon selon les auteurs. Et, comme nous l’avons vu, de nombreux théoriciens de la nouvelle économie du bien-être considèrent qu’il s’agit d’une raison suffisante pour abandonner les mesures cardinales de l’utilité, et par là-même les comparaisons interpersonnelles 251 . En chef de file de cette conception, il y a bien sûr Arrow qui écrit en 1977 (p. 225) : « Que l’on puisse procéder à des comparaisons interpersonnelles, c’est comme nier l’autonomie des individus, cette autonomie qui les rend incommensurables les uns aux autres. C’est sans doute le sentiment que tel était bien le cas qui m’a toujours fait hésiter à m’éloigner de la notion de préférence ordinale, en dépit de mon désir de fonder une théorie de la justice ».

Cependant, la volonté d’Arrow de fonder une théorie de la justice à partir d’une neutralité axiologique a non seulement abouti à une impossibilité, mais Sen a mis en lumière les présupposés éthiques forts de ses conditions qui, bien qu’apparemment consensuels, sont loin d’être incontestables ou « non basics ». En particulier, la nouvelle économie du bien-être considère hors de propos toutes les questions liées à la répartition du bien-être, ou de l’utilité ; elle se concentre sur l’optimalité parétienne, n’impliquant aucun conflit ou aucune comparaison entre les individus. Aussi, On Economic Inequality que Sen publie en 1973 252 consiste à développer certaines idées qu’il avait défendues dans son ouvrage de 1970, les appliquant au domaine spécifique de l’inégalité économique. Avant leur publication, ces travaux ont bénéficié d’une audience assez large puisqu’ils sont en grande partie fondés sur les conférences Radcliffes que Sen a données à l’Université de Warwick en mai 1972 253 . Et, si Sen (1997, p. xi) reconnaît que ses conférences de 1972 sont « très influencées par la ligne de raisonnement formel développée dans la théorie du choix social », c’est toutefois une « ‘perspective de choix social’ distincte » qu’il propose, notamment parce qu’il inclut « des propositions pour rendre la théorie du choix social plus directement pertinente pour l’évaluation des politiques ainsi que pour les débats publics et les critiques sociales ».

Il est notamment apparu qu’une manière de résoudre le résultat d’impossibilité d’Arrow consiste en la réintroduction de comparaisons interpersonnelles, ce qui coïncide avec l’idée de justice sociale défendue par John Harsanyi. C’est donc chez Harsanyi (1953, 1955) que Sen (1970a) va puiser des arguments qui lui serviront de point de départ pour envisager une fonction de bien-être sociale à partir de fonctions d’utilité individuelle — où l’utilité redevient cardinale pour permettre les comparaisons interpersonnelles (A). Cependant, la perspective utilitariste d’Harsanyi n’est pas la voie que choisit Sen (1973a) pour construire cette fonction. Sen estime en effet que la manière dont Harsanyi effectue les comparaisons interpersonnelles de bien-être est peu à même de refléter une préoccupation pour l’égalité. En reprenant certaines idées de la perspective critique développée par Rawls (1971), il formule un « axiome d’équité faible » (B). Aussi, on observe un désaccord profond entre Sen et Harsanyi quant aux procédures à suivre et au critère approprié pour effectuer les comparaisons interpersonnelles, qui s’est manifesté par une controverse remarquée 254 au milieu des années 1970 (C).

Notes
251.

 Comme nous l’avions noté dans le premier chapitre (IIBa), bien que peu de théoriciens de la nouvelle économie du bien-être reconnaisse l’inspiration utilitariste de leurs travaux, ils n’ont en fait rejeté que le troisième élément de cette doctrine — identifié par Sen —, à savoir le classement des états sociaux après sommation des utilités individuelles.

252.

 Une seconde édition est publiée un quart de siècle plus tard, en 1997, complétée d’une annexe importante rédigée par Sen en collaboration avec James E. Foster. « L’annexe est dans une large mesure une tentative d’examiner et d’évaluer l’état présent de la littérature analytique concernant la mesure de l’inégalité et de la pauvreté. » (Sen, 1997, p. x)

253.

 Comme le note Sen (1997, p. viii) dans la préface, ce qu’il a présenté à l’Université de Warwick s’est trouvé enrichi par les discussions qu’il a eues avec ceux qui ont assisté aux conférences Radcliffe, mais aussi lors de l’ensemble des conférences qu’il a données cette même année : « J’ai également bénéficié des discussions qui ont suivies mes conférences sur des sujets proches à l’Université d’Essex (Economics Department Seminar, Janvier 1972), à l’Université de Colombia (Joint Seminar of Economics and Philosophy Departments, Mars 1972), à l’Université d’Harvard (Political Economy Lectures, mars 1972), au Delhi School of Economics (Special Lectures, Août 1972), et à l’Institut Indien de Statistiques (Research Seminars, Août 1972) ».

254.

 Voir notamment Sen (1970, 1973a, 1977c, 1976) et Harsanyi (1975, 1976, 1977). Sans avoir fait couler autant d’encre que l’« impossibilité du libéral parétien », cette controverse a notamment fait l’objet de deux articles dans le volume 78 du Journal of Philosophy. Voir Nunan (1981) et McClennen (1981). Nous ferons également référence aux articles de Weymark (1991, 2005), de Risse (2001) et de Nzitat (2001) qui, plus récemment, se sont intéressés aux enjeux de ce débat.