A. La réintroduction du cardinalisme en économie du bien-être

Lorsqu’il s’intéresse à la comparabilité interpersonnelle dans le cadre des fonctions de bien-être social, Sen (1970a, pp. 89-130) se penche bien évidemment sur la question de l’arbitraire des unités individuelles d’utilité. Celle-ci représente en effet l’obstacle majeur à la mise en œuvre de comparaisons et la raison principale du passage aux fonctions d’utilité ordinales. Pour l’étude de cette question, Sen consacre plusieurs pages à présenter les postulats retenus par Harsanyi — l’un des rares à défendre encore une approche cardinaliste —, ainsi que leurs limites. En effet, depuis le début des années 1950, Harsanyi 255 défend l’idée qu’une fonction de bien-être social, à la fois rationnelle et moralement acceptable, doit être fondée sur le principe de moyenne de l’utilité. Autrement dit, il prône l’utilisation du concept d’utilité cardinale que la nouvelle économie du bien-être a pourtant souhaité éliminer.

L’approche générale développée par Harsanyi en économie du bien-être est fondée sur l’hypothèse fondamentale que les gens sont des preneurs de décision rationnels, partageant une compréhension basique des choses qu’ils valorisent dans le monde. Particulièrement sceptique envers les théories sociales qui se fondent sur d’autres hypothèses, sans respect pour les valeurs, la rationalité et l’intelligence de tous les individus, il considère que les politiques et les institutions sociales doivent être évaluées à l’aune d’une analyse précise de leur impact sur le bien-être des individus (Myerson, 2005, p. 1). De sa pratique de la philosophie 256 , Harsanyi retient l’importance cruciale d’un cadre général unifié pour les théories sociales et il voit dans la théorie bayesienne 257 de la décision, et dans sa caractérisation axiomatique, la possibilité du fondement d’un tel cadre. Il voue d’ailleurs sa carrière au développement d’un cadre général d’analyse économique fondé sur ces principes, que ce soit en théorie des jeux ou en économie du bien-être.

C’est dans des contributions précoces à l’économie du bien-être qu’Harsanyi (1953, 1955) pose les fondements modernes de l’éthique utilitariste. Comme beaucoup à cette époque, il très impressionné par l’ouvrage de von Neumann et Morgestern (1947), dans lequel ils montrent de manière axiomatique qu’un individu rationnel doit, dans un choix entre des alternatives à risque, maximiser la valeur espérée d’une fonction d’utilité cardinale. En revanche, la plupart des économistes ne considèrent pas qu’il soit pertinent d’introduire cette théorie dans l’analyse du bien-être social. Or, Harsanyi (1953, p. 434) défend l’idée qu’il existe une « interprétation plausible du concept de bien-être social — ou, plus précisément, des jugements de valeur concernant le bien-être social — qui rapproche fortement le concept d’utilité cardinale de l’économie du bien-être du concept d’utilité cardinale utilisé dans la théorie du choix impliquant un risque ».

Finalement, la différence fondamentale entre les approches d’Harsanyi et d’Arrow tient à l’introduction par le premier de la notion de risque dans les choix individuels, ce qui l’amène à faire usage de fonctions d’utilité, et non de classements de préférences individuels. Comme von Neumann et Morgenstern (1947) l’ont démontré, pourvu que le comportement d’une personne satisfasse un ensemble de postulats clairement définissables, il est possible de déterminer pour cette personne un ensemble d’unités d’utilité correspondant à l’ensemble des alternatives, de manière telle que son comportement puisse être envisagé comme une tentative de maximisation de l’espérance mathématique de ces unités d’utilité.

Un ensemble de postulats suffisants pour cela ont été mis en avant par von Neumann et Morgenstern (1947), et d’autres ont été présentés par Marschak (1950) notamment. Ils ont beaucoup en commun, mais les postulats de Marschak sont plus simples à suivre. Ce sont d’ailleurs ces derniers qu’Harsanyi adopte et que Sen (1970a, p. 95) rappelle :

‘Il y a quatre postulats dans le système de Marschak : (a) le postulat du classement complet, par exemple la relation de préférence établit un classement faible 258 parmi toutes les perspectives ; (b) le postulat de continuité, par exemple si la perspective x est préférée à la perspective y et y à son tour est préféré à la perspective z, alors il y a un mélange de probabilités de x et de z (une « loterie » impliquant les deux) qui rend l’individu indifférent entre ce mélange et la certitude de y ; (c) le postulat de la suffisance du nombre de perspectives non indifférentes, ou le fait qu'il doive y avoir au moins quatre perspectives mutuellement non indifférentes ; et (d) le postulat de l’équivalence des mélanges de perspectives équivalentes, par exemple si la perspective x et la perspective x* sont indifférentes, alors pour toute perspective y, un mélange de probabilité donné de x et de y doit être indifférent à un mélange similaire de x* et de y.’

Comme le remarque Harsanyi (1955, p. 313), « le premier postulat est nécessaire pour l’établissement de l’existence d’une fonction d’utilité (ou de bien-être) même ordinale, alors que les trois autres sont nécessaires pour établir l’existence d’une fonction d’utilité (ou de bien-être) cardinale ». Mais Sen (1970a, pp. 95-96) identifie au moins trois limites à ces postulats. D’abord, il remarque que les postulats impliquent la propriété de « monotonie » définie par Marschak (1950, p. 138) de la manière suivante : « si une alternative est meilleure qu’une autre, la probabilité de la première augmente aux dépends de la dernière. Si les opportunités ne sont pas limitées, choisissez la perspective qui promet la meilleure histoire avec une probabilité de 100 % ». Cependant, cette propriété peut ne pas être satisfaite si, par exemple, un grimpeur de montagne ayant l’« amour du danger » (ou du jeu) préfère une chance de survie de 95 % à celle, disons, de 80 %, mais aussi à celle de 100 %. En second lieu, le postulat de « continuité » est aussi sujet à critique. En effet, Sen (Ibid.) donne le contre-exemple suivant :

‘Une personne qui considère le jeu ou la prise de risque comme « scandaleux » peut préférer une vie très pauvre sans prise de risque (x) à un jeu ayant de bonnes perspectives de gains (y), et à un jeu sans perspective de gain (z). Mais il peut ne pas y avoir de mélange de x et de z qui le rende indifférent à y […], il peut alors sensiblement préférer jouer avec une bonne perspective de gagner (y) à toutes les combinaisons de x et de z. Pour lui, la préférence de x contre y repose sur sa pureté, qui est détruite par un jeu de hasard impliquant x et z. Il s’agit d’une violation du postulat (b).’

Enfin, Sen met en doute le postulat (d), bien que celui-ci intègre les gens qui aiment la prise de risque et ceux qui en ont une aversion. En effet, une personne peut avoir des sensations fortes liées au nombre de loteries auxquelles elle participe, et pas seulement aux probabilités globales. Si la personne est de nature joueuse, elle préférera sans doute plusieurs tours de roue à un seul représentant les probabilités de toutes en un.

Ce qui est clair, c’est que ces postulats tiennent généralement compte des attitudes des gens envers le jeu, qu’ils aient tendance à aimer cela ou non, pour autant qu’elles soient reliées à la répartition globale des probabilités simples ou composées. Autrement dit, la valeur des utilités est intimement liée à l’attitude face au risque, et c’est bien sûr l’une des sources d’objection à l’utilisation de ces utilités pour le choix social. Arrow (1951, p. 10) a, par exemple, exprimé l’opinion selon laquelle les indicateurs d’utilité de von Neumann-Morgestern peuvent ne pas être l’échelle appropriée pour le choix social :

‘si nous sommes d’abord intéressés par des choix sociaux parmi des politiques alternatives pour lesquelles il n’y a pas de hasard. Dire le contraire serait établir que la répartition du revenu social est censée être gouvernée par les goûts des individus pour le jeu.’

Pour Sen (1970a, p. 97), cette objection d’Arrow est d’une pertinence certaine et, plus généralement, elle reflète le problème « de l’arbitraire de toute échelle cardinale des choix parmi certaines alternatives ». Cependant, Sen reconnaît une valeur à l’approche prônée par Harsanyi (1953, 1955) :

‘[…] nous pouvons être intéressés par les préférences individuelles concernant des états sociaux ayant un élément d’incertitude de type ‘comme si’ construit délibérément en leur sein […]. Les « jugements éthiques » des gens peuvent être définis comme des jugements auxquels ils souscriraient s’ils avaient une chance égale d’être à la place de n’importe qui. Selon cette interprétation, les préférences individuelles concernent des choix entre des alternatives risquées, et l’« attitude joueuse » des gens peut en effet être un élément approprié de choix social. Ainsi il y a des cadres de choix collectif pour lesquels la cardinalisation de von Neumann-Morgenstern est celle qui est pertinente. (Sen, 1970a, pp. 97-98)’

Finalement, afin de régler le problème de l’arbitraire du choix d’une méthode particulière de cardinalisation, Sen propose de considérer, pour chaque procédure de choix social, plusieurs méthodes. Dès lors, les procédures d’agrégation peuvent encore être utilisées pour obtenir des quasi-ordres qui classent des états sociaux les uns par rapport aux autres, mais pas nécessairement tous. Autrement dit, Sen préconise d’utiliser différentes mesures cardinales, issues de méthodes diverses mais considérées comme appropriées pour le choix en question, et de prendre le classement qui leur est commun, ce qui revient à limiter l’arbitraire de la cardinalisation en combinant plusieurs méthodes.

Bien qu’il n’apparaisse pas explicitement dans le texte, le concept-clé est ici celui de dominance, emprunté à la théorie stochastique de la dominance. Plutôt que de chercher à obtenir un classement social complet des états sociaux alternatifs, Sen considère qu’il est finalement plus pertinent d’établir un classement social partiel à partir des alternatives dominantes. Une alternative sociale en domine une autre si et seulement si le bien-être social est plus important dans la première que dans la seconde pour toutes les fonctions de bien-être social possibles issues de différentes méthodes de classement.

Dans tous les cas, Sen (1973a, p. 13) estime que la réintroduction de la cardinalité seule ne peut pas beaucoup aider si l’on s’intéresse à la répartition du bien-être :

‘Avec la cardinalité, nous pouvons comparer les gains et les pertes de chaque personne avec les valeurs alternatives de ses propres gains et pertes, mais les jugements quant à la répartition semblent demander une certaine idée des gains et des pertes relatives des différentes personnes, et aussi de leur niveau relatif de bien-être.’

Ainsi, régler le problème de l’arbitraire de la cardinalisation des utilités individuelles ne règle pas l’autre problème que représente la normalisation interpersonnelle des utilités, qui permet, elle, les comparaisons entre individus :

‘Avec la cardinalisation von Neumann-Morgestern, cette difficulté est aussi sérieuse que dans tout autre système, puisque les mesures sont entièrement personnelles. Toute méthode de normalisation interpersonnelle est sujette aux critiques. On peut penser que certains systèmes, comme le fait d’assigner dans l’échelle de chaque personne la valeur 0 à l’alternative la pire et la valeur 1 à l’alternative la meilleure, sont interpersonnellement justes, mais un tel argument est suspect. D’abord, il existe d’autres systèmes ayant une symétrie comparable, tel le système […] d’assignation de 0 à l’alternative la pire et de 1 à la somme des utilités de toutes les alternatives. Aucun système n’est notablement moins juste que l’autre (l’un suppose l’utilité maximale égale pour tous et l’autre une utilité moyenne égale pour tous), mais ils entraînent des différences dans la base du choix social. Deuxièmement, en comparant les mesures de l’utilité de différentes personnes, on peut souhaiter délibérément prendre en compte la variabilité interpersonnelle des capacités de satisfaction, par exemple on peut souhaiter accorder une considération spécifique aux gens handicapés dont les mesures de plaisir peuvent être considérées comme uniformément plus basses. (Sen, 1970a, p. 98) ’

Nous pouvons noter que le deuxième point avancé dans cette citation représente une première ébauche de critique du welfarisme. Sen souligne en effet la « variabilité interpersonnelle des capacités de satisfaction » et le manque de pertinence de se fonder sur l’information utilité exclusivement. Cependant, il n’invite pas encore clairement à sortir du cadre welfariste, mais suggère un autre comptage de l’utilité. Dans l’ouvrage de 1970, il ne développe pas tellement cette idée, il propose en revanche d’utiliser plusieurs schémas alternatifs de normalisation interpersonnelle. De cette manière, on évite de choisir un schéma particulier parmi plusieurs qui peuvent être pertinents et on peut ainsi sélectionner les paires classées de manière invariante. Il s’agit à nouveau de la méthode de classement par dominance appliqué aux comparaisons interpersonnelles. Cette méthode permet une comparabilité partielle, ce qui représente un compromis entre le refus de comparer et la comparabilité totale. Afin de répondre aux critiques qui lui opposeraient un manque de précision, Sen (1970a, p. 99) illustre la pertinence des comparaisons partielles avec l’exemple suivant :

‘Supposons que nous débattions des conséquences sur le bien-être global des romains du fait que Rome ait été brûlée alors que Néron jouait du violon. Nous reconnaissons que Néron prenait du plaisir alors que les autres romains souffraient, mais supposons que l’on dise encore que la somme du bien-être a diminué en conséquence. […] Nous ne supposons donc pas la non comparabilité. Mais supposons-nous que les unités de bien-être de tous les romains peuvent être mises en correspondance les unes avec les autres ? Pas nécessairement. Nous ne sommes certainement pas sûrs de la correspondance précise à appliquer, et nous pouvons admettre une variabilité possible, mais nous pouvons encore être capables de dire que, quelle que soit la combinaison choisie, la somme totale a diminué dans tous les cas.’

Finalement, dans son ouvrage de 1970, Sen relève au moins trois difficultés distinctes, mais interdépendantes, dans le fait d’utiliser des fonctions de bien-être individuel pour le choix collectif : (a) la mesurabilité du bien-être individuel, (b) la comparabilité interpersonnelle du bien-être individuel, et (c) la forme de la fonction qui spécifie la relation de préférence sociale étant donné les fonctions de bien-être individuel et les hypothèses de comparabilité. « Que les utilités individuelles soient agrégées, multipliées, ou que l’on joue avec elles d’une manière ou d’une autre, la variabilité des unités ou l’origine des utilités individuelles pose toujours un problème » (Sen, 1970a, p. 119). Une chose est sûre cependant : Sen cherche à réhabiliter les comparaisons interpersonnelles et à spécifier une relation de préférence sociale qui permette d’effectuer des choix justes.

Notes
255.

Nous nous référons en particulier à ses articles de 1953, 1955 et 1958 répertoriés en bibliographie.

256.

 Après la seconde guerre mondiale, Harsanyi étudie en effet la philosophie et obtient un doctorat à l’université de Budapest en 1947. Mais, son indépendance intellectuelle devient vite un problème sous le régime communiste, ce qui l’amène à quitter son pays en 1950. Il trouve refuge en Australie, et c’est à l’université de Sydney qu’il commence ses études en économie (Myerson, 2005, p. 1). Très vite, il publie des articles importants en économie. Comme le note Arrow (2001, p. 4), « en 1955, il a déjà publié quatre articles sur la théorie économique, deux d’entre eux sont des classiques en économie du bien-être ».

257.

 L’approche Bayesienne des problèmes de décision se fonde sur la connaissance, pour chaque hypothèse, de la probabilité a priori que cette hypothèse se réalise. Elle associe, à chaque comportement possible du système de décision, un coût (équivalent à une pénalisation ou une récompense). Les tests de Bayes consistent à déterminer les régions de décision qui minimisent la valeur moyenne du coût. Notons que la fonction de coût est souvent remplacée par une fonction d’utilité, qui varie dans le même sens de la préférence mais établit un préordre opposé à celui de la fonction de coût. Dans ce cas, on cherche les régions de décision qui maximisent la valeur moyenne de l’utilité espérée.

258.

 Rappelons qu'un classement faible est un classement de préférence stricte, contrairement à un classement fort qui autorise l'indifférence entre deux alternatives.