B. La préoccupation pour l’égalité : l’« axiome d’équité faible » (Sen, 1973a)

Lorsqu’il s’interroge sur la manière dont on peut établir une règle de choix social (RCC) qui soit acceptable par tous, Sen (1970a, pp. 65-66) note qu’un véritable conflit peut émerger dès lors qu’une personne approuve vraiment une RCC, mais veut aussi que son propre classement des états sociaux soit choisi pour la politique publique. En effet, cette personne ne sera vraiment satisfaite que dans le cas spécifique où la RCC qu’elle approuve arrive à choisir le classement social qu’elle recommande. En général, l’un ou l’autre des jugements doivent être non basics, possiblement les deux.

Cependant, il existe une manière de solutionner ce conflit. Elle consiste en l’utilisation des distinctions effectuées par Harsanyi (1955) entre les « préférences subjectives » et les « préférences éthiques ». Harsanyi considère les préférences effectives R i d’une personne comme ses préférences subjectives, alors qu’il définit les préférences éthiques comme les préférences qu’il aurait s’il pensait qu’il avait une « chance égale » d’être dans la position de n’importe quel individu, prenant alors ses caractéristiques subjectives — incluant ses préférences. Cette distinction est d’une grande portée lorsqu’il s’agit de choisir entre différentes RCC. En effet, les individus peuvent adhérer à une RCC en se fondant sur leurs « préférences éthiques », correspondant à ce qu’ils accepteraient comme base pour la politique publique, étant donné les préférences des autres et étant donné leurs valeurs concernant les procédures de choix collectif. Sen se saisit donc de cette distinction, puisqu’elle permet d’éviter le problème de la contradiction possible entre le choix d’une RCC et la volonté que ses préférences soient respectées :

‘[La distinction d’Harsanyi] [i]nterprétée ainsi, il n’y a pas de conflit entre les deux ensembles de préférences qu’[un individu] peut avoir, puisqu’ils se préoccupent de deux types de problèmes. On peut souhaiter que les autres aient le même classement Ri que l’on a soi-même (d’où un engagement pour Ri), mais étant donné les préférences des autres, on peut accepter la préférence sociale émergeant d’une RCC particulière (d’où un engagement pour la RCC). Cette distinction sera utile pour discuter des problèmes spécifiques du choix collectif. (Sen, 1970a, p. 66)’

Cependant, Sen estime que la définition qu’Harsanyi donne des « préférences éthiques » correspond à une procédure particulière d’agrégation et représente un cas spécifique de cette approche plus générale. En effet, pour Harsanyi (1955, p. 316), les « préférences éthiques » doivent satisfaire la caractéristique d’être « impersonnelles » :

‘Les préférences d’un individu satisfont cette exigence d’impersonnalité si elles indiquent quelle situation il choisirait s’il ne savait ce que serait sa position personnelle dans la nouvelle situation choisie (et dans n’importe quelle alternative) et qu’il aurait une chance égale d’obtenir n’importe quelle position sociale existante dans cette situation, de la plus élevée à la plus basse. ’

Or, si ce concept d’« impersonnalité » est assez proche de la notion d’« équité » présentée par Rawls (1958, 1963), il s’en distingue fondamentalement. Certes, l’« équité » de Rawls exige que les individus choisissent des principes de justice — ce qui revient en quelque sorte à choisir une RCC — dans une hypothétique « position originelle », dans laquelle ils ne savent ni quelle est leur position sociale, ni quels sont leurs talents et leurs capacités particulières. Mais l’« impersonnalité » d’Harsanyi suppose en plus l’hypothèse d’équiprobabilité d’être à la place de n’importe quel membre de la société dont on discute la RCC. Cette hypothèse introduit une notion de risque, qui l’amène à recourir aux postulats de comportement rationnel en situation de risque de von Neumann-Morgenstern (ou de Marschak). Il prouve ainsi le théorème suivant : si les préférences sociales ainsi que les préférences individuelles satisfont les postulats de von Neumann-Morgenstern (ou de Marschak), et si une indifférence de tous implique une indifférence sociale, alors le bien-être social doit être une somme pondérée des utilités individuelles. Sous l’hypothèse d’équiprobabilité, les préférences éthiques sont les préférences sociales qui utilisent la somme non pondérée (ou équipondérée) des utilités.

Il en découle que les préférences éthiques sont déterminées, chez Harsanyi (1955), par la maximisation de l’utilité espérée et, sous hypothèse d’équiprobabilité, cela revient non à maximiser la somme totale des utilités, mais l’utilité moyenne — rendant nécessaire l’introduction de fonctions d’utilité cardinales. L’utilitarisme est donc justifié sur la base de l’« impersonnalité » 259 , et les utilités pertinentes sont de type von Neumann-Morgenstern, rendant ainsi plus facile la cardinalisation. En outre, les comparaisons interpersonnelles supposent une empathie très forte et reposent sur le postulat que les fonctions d’utilité de tous les individus sont soumises aux mêmes lois psychologiques fondamentales. L’application de tous ces présupposés aboutit à la sélection unanime d’un même état social, quel que soit l’individu qui calcule. Il s’agit d’un modèle très spécifique qui, bien qu’il soit attractif, est aussi ouvert à certaines objections simples.

Il est vrai que l’incertitude joue un rôle important dans les conceptions intuitives de la justice. Il peut être montré que l’idée de loterie et celle de répartition du revenu sont le même objet mathématique. C’est ce que fait, par exemple, une grande partie de la littérature sur la mesure des inégalités, pour laquelle l’aversion au risque est équivalente à l’aversion aux inégalités (Cf. Atkinson, 1970 ; Sen, 1973a). Néanmoins, les différents auteurs qui conçoivent l’incertitude comme un outil adéquat pour l’élaboration de décisions justes n’en déduisent pas les mêmes règles de choix social, notamment parce qu’ils ont des postulats différents quant au comportement rationnel. Rawls (1971), par exemple, se fonde comme Harsanyi sur un principe de « voile d’ignorance » 260 , mais il rejette le principe d’« équiprobabilité » et choisit le critère non probabiliste de maximin. Ce dernier « nous dit de hiérarchiser les solutions possibles en fonction de leur plus mauvais résultat possible : nous devons choisir la solution dont le plus mauvais résultat est supérieur à chacun des plus mauvais résultats des autres » (Rawls, 1987 [1971], p. 185).

Sen est, quant à lui, très intéressé par le modèle d’Harsanyi en particulier parce qu’il permet la cardinalisation des utilités individuelles et rend ainsi possible les comparaisons interpersonnelles. Cependant, il s’interroge également sur l’acceptabilité du test de l’impersonnalité proposé et remarque les difficultés suivantes :

‘(1) Considérons une société esclavagiste composée de 99 hommes libres et d’1 esclave. Le dernier sert les premiers à leur convenance et à son grand déplaisir. Etant donné la chance égale d’être dans la position de n’importe qui, il est possible que quelqu’un soit prêt à prendre le risque de 1 % d’être esclave, puisque les 99 % de chance d’être un homme libre servi par un esclave peuvent lui faire envie. Une société esclavagiste serait-elle alors supportable ? Beaucoup de gens n’accepteraient pas ce test. […]’ ‘(2) Considérons maintenant un problème quelque peu différent. Imaginons deux états sociaux alternatifs représentés par x et y avec une situation de bien-être pour deux personnes donnée ci-dessous :’
  Bien-être de 1 Bien-être de 2
État x 1 0
État y ½ ½
‘En termes d’utilité espérée, l’hypothèse d’impersonnalité rendra chacun d’eux indifférent entre x et y, puisque les deux ont une valeur espérée de ½. Sont-ils également attractifs ? Si quelqu’un valorise l’égalité en tant que telle (et non pour des raisons dérivées telles que l’égalité maximise l’agrégation des bien-être individuels), il peut préférer catégoriquement l’état y à l’état x. Il apparaîtrait que dans les choix sociaux, nous sommes intéressés non seulement par l’espérance mathématique de bien-être avec impersonnalité, mais aussi par la répartition exacte de ce bien-être parmi les individus. (Sen, 1970a, pp. 142-143)’

En présentant ces deux cas, Sen invalide la proposition d’Harsanyi, soulignant l’aspect injuste des situations sociales qu’elle amènerait à choisir. Parallèlement, il note que le modèle rawlsien de « justice », fondé en raison non pas par une situation de risque mais d’incertitude, donnerait des jugements différents — la notion de maximin se fixant sur le bien-être de l’individu le plus mal loti. Et il se montre plus favorable à l’utilisation de ce dernier critère, qui permet, par exemple, d’éviter de cautionner des situations d’esclavage ou d’apartheid, que Sen envisage comme typiquement injustes 261 .

En effet, dans la théorie de la justice qu’il propose, Rawls (1958, p. 165) estime que les principes sur lesquels se mettraient d’accord les individus derrière le « voile d’ignorance » sont de deux ordres. Il y aurait d’une part le principe d’« égale liberté », et d’autre part le principe de « différence » :

‘Premièrement, chaque personne participant à une pratique, ou affectée par elle, a un droit égal à la liberté la plus étendue compatible avec la même liberté pour tous ; et deuxièmement, les inégalité sont arbitraires à moins qu’il soit raisonnable d’attendre qu’elles soient agencées pour l’avantage de tous, et pourvu que les positions et les fonctions auxquelles elles s’attachent, ou desquelles elles peuvent être obtenues, soient ouvertes à tous. 262

Pour Rawls, le « voile d’ignorance » jeté sur les individus définit une situation d’incertitude qui se traduit à la fois par une aversion au risque difficile à préciser et par la dissuasion d’accorder une probabilité identique à toutes les éventualités possibles. La seule loterie qu’il envisage est « la loterie naturelle » (Rawls, 1963, p. 22) et l’aversion au risque doit amener les individus à décider que « tous les bénéfices spéciaux dont jouissent les plus fortunés dans la loterie naturelle doivent aller dans le sens d’une amélioration de la condition des moins fortunés » (Ibid., nous soulignons). Comme Sen (1970a, p. 136) le remarque, la signification des principes auxquels Rawls aboutit est loin d’être évidente, mais de son article de 1963, on a tiré l’idée que le maximand adéquat était le bien-être de l’individu le plus mal loti.

Dans son ouvrage de 1973, On Economic Inequality, Sen propose quant à lui un axiome un peu différent et moins fort que celui issu de la théorie de Rawls, mais dont l’objectif est également d’introduire des considérations égalitaristes dans la formulation des jugements de bien-être social. Il l’appelle l’« axiome d’équité faible » et le définit comme il suit :

‘Considérons une personne i ayant un niveau de bien-être plus faible qu’une personne j pour chaque niveau de revenu individuel. Alors en répartissant la totalité d’un revenu donné entre les n individus incluant i et j, la solution optimale doit donner à i un niveau de revenu plus élevé qu’à j. (Sen, 1973a, p. 18)’

Il s’agit d’une exigence assez faible puisqu’elle spécifie que la personne la plus mal lotie doit recevoir plus de revenu en compensation, mais pas le montant de cette compensation. Dès lors, la moindre augmentation de revenu de la personne i, qui peut être infiniment faible, satisfait cet axiome. D’autre part, cet axiome ne dit rien non plus sur le type de comparaisons interpersonnelles à mettre en œuvre pour l’appliquer. À ce sujet, Sen (1973a, p. 19) considère que celles qui auraient le plus de sens et rendraient son axiome d’équité faible attrayant consisteraient en une utilisation particulière de l’idée d’« impartialité » développée par Harsanyi (1955), bien qu’il n’y fasse pas référence explicitement :

‘Le cadre en termes duquel l’AEF [axiome d’équité faible] me semble avoir le plus de sens est celui qui est utilisé dans ce travail, à savoir en considérant la possibilité d’être dans la position de différentes personne et choisir ensuite parmi celles-ci. Interprété ainsi l’AEF revient à dire que si je sens que, pour un niveau de revenu donné, je préfère être dans la position de la personne A (avec ses goûts et ses caractéristiques autres que le revenu) que dans celle de la personne B, alors je dois recommander que B reçoive un niveau de revenu plus élevé que A.’

Il s’agit d’aller dans une direction très différente que celle imposée par le « marginalisme » de l’utilitarisme, puisque Sen oppose sa préoccupation pour l’équité au souci utilitariste pour le bien-être agrégé ou le bien-être moyen. En outre, il s’agit bien uniquement d’une direction, au sens où, comme nous venons de le souligner, rien n’est dit quantitativement sur l’ajustement à effectuer. L’axiome d’équité faible reste bien moins exigeant que la règle du maximin impulsée par Rawls, puisque d’après cette dernière l’objectif social doit être de maximiser le niveau de bien-être de l’individu le plus mal loti :

‘Si une personne a une fonction de bien-être uniformément plus faible qu’une autre, et si la situation de la première personne peut être améliorée en transférant du revenu de la seconde, alors le critère de Rawls requiert que la personne ayant la fonction de bien-être la plus faible obtienne ce supplément de revenu qui ferait que son niveau d’utilité effectif soit égal à celui de l’autre. En contraste, l’AEF requiert uniquement que la personne infortunée obtienne un peu plus — combien n’étant pas spécifié. (Sen, 1973a, pp. 22-23)’

Pour Arrow (1999, p. 167), l’axiome d’équité faible en formalisant l’idée que les handicaps doivent être compensés est en général incompatible avec l’utilitarisme. Surtout, il a « ravivé l’intérêt pour l’égalité en tant que critère indépendant de l’utilité marginale décroissante » (Ibid.). C’est un avis que partage Atkinson (1999, p. 180), pour qui Sen (1973a) donne une nouvelle impulsion au débat sur la mesure de l’inégalité — initialement abordé par Pigou (1912) et Dalton (1920) dans un cadre utilitariste, et repris dans un cadre plus général par Kolm (1969) et Atkinson (1970). Atkinson considère que l’un des apports principaux de Sen consiste en l’introduction du concept clé de « dominance », soit l’idée de classements partiels sur la base d’une règle de congruence entre différents classements complets. L’autre apport non négligeable est sa démonstration de la nature non-égalitariste de l’utilitarisme 263 (Atkinson, 1999, p. 176).

Il est intéressant de noter que si Sen rejette l’idée de classement par sommation — contenue dans l’utilitarisme —, il propose toutefois une nouvelle forme de comparaisons interpersonnelles et refuse de s’en remettre au critère de Pareto — contenu lui dans le cadre arrovien. En effet, dans la théorie du choix social proposée par Arrow (1951), il n’est pas possible d’identifier les riches au sens de ceux qui ont le plus d’utilité, encore moins par leur revenu ou leur consommation élevés puisque cette information va à l’encontre du welfarisme. Cette condition de « neutralité » est plus forte que celle utilisée par les utilitaristes, puisqu’on ne peut même pas identifier les riches par leur plus faible utilité marginale étant donné le postulat double de non-comparabilité et d’ordinalisme. De cette manière, il est possible de déclarer qu’un état social est meilleur qu’un autre sans rien savoir concernant les deux états en question si ce n’est que l’utilité de certains augmente et qu’elle reste inchangée pour les autres 264 . Cette « neutralité » dans l’évaluation amènera Sen (1993, p. 32) à conclure que « l’optimum de Pareto peut, tout comme l’esprit de César, ‘sortir tout droit de l’enfer’ » — puisque « un état peut être optimal au sens de Pareto même si certains individus sont extrêmement pauvres et d’autres immensément riches, dès lors qu’on ne peut améliorer le sort des indigents sans toucher au luxe des riches » (Ibid.).

Notes
259.

 Les termes « impartial » et « impersonnel » sont utilisés de manière interchangeable par Harsanyi (1955, p. 316) afin de qualifier l’attitude requise pour déterminer des préférences éthiques. Or, avec sa spécification axiomatisée et probabiliste de l’impartialité — ou « impersonnalité » —, il restaure la norme utilitariste du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre », même si la transcription en des termes formels devient la maximisation de la moyenne de l’utilité espérée.

260.

 L’idée de « voile d’ignorance » symbolise l’absence d’information quand à ses propres caractéristiques sociales et personnelles. Il s’agit d’une hypothèse contenue dans le concept de « position originelle » hypothétique permettant de se mettre d’accord sur des principes de justice chez Rawls (1963, 1971) et dans l’attitude individuelle qui doit présider lors de la détermination des préférences éthiques chez Harsanyi (1955).

261.

 Cela nous renvoie à l’idée de « sacrifice » mise en évidence par Dupuy (1992, p. 159). Face à l’utilitarisme, Rawls construit la position originelle de manière à exclure toute situation sacrificielle du type évoqué par Sen par exemple, tout en reconnaissant qu’« à un stade assez avancé de la civilisation », la maximisation de l’utilité générale ne passe pas par la violation de la liberté d’un petit nombre (Cf. Rawls, 1971, p. 52).

262.

 Il s’agit d’une première version de ces principes, tirée de son article de 1958, mais cette version sera quelque peu modifiée par la suite.

263.

 C’est un aspect que nous avions déjà abordé dans notre première partie (Chap. I, Section I, A) lors de la présentation de la critique senienne du welfarisme. L’idée qu’il faille aller au-delà de la notion d’utilité lorsqu’on s’intéresse aux questions de répartition est apparue clairement dans son ouvrage de 1973, et s’est concrétisée dans sa conférence de 1979 (Sen, 1980a) dans laquelle il introduit le concept de capabilité.

264.

 Il est clair que le concept d’optimalité parétienne est utilisé précisément pour éviter tout jugement quant à la répartition. Sur ce point, voir notamment la section intitulée « Non-conflict economics and Pareto optimality » dans Sen (1973a, pp. 6-7).