C. La controverse entre Sen et Harsanyi : peut-on attribuer des poids différents aux diverses fonctions d’utilité individuelles ?

Les développements de Sen (1973a) sont à l’origine d’une controverse avec Harsanyi, pour qui la préoccupation pour la réduction des inégalités ne doit pas entrer dans les jugements de bien-être social (Harsanyi, 1955). Nous venons de voir que Sen (1970a, 1973a) mobilise quelques éléments de la fonction de bien-être social utilitariste d’Harsanyi, modifiant ainsi le cadre arrovien dans sa définition même, puisqu’il ne s’agit plus de s’intéresser à des « fonctions de bien-être social », mais à des « fonctionnelles de bien-être social » (Sen, 1970a, p. 105) — une fonctionnelle étant une fonction dont le domaine de définition est un ensemble de fonctions. Autrement dit, la « fonctionnelle de bien-être social » varie non plus avec les préodres de préférences, mais avec les fonctions d’utilité des individus, et est typiquement conçue pour l’étude et la classification des comparaisons interpersonnelles d’utilité (Mongin, 1999, p. 545). Or, l’ambition de la proposition de Sen pour mesurer le bien-être social est d’être cohérente avec certaines intuitions égalitaristes que l’on peut avoir, grâce à une fonction non linéaire quant aux utilités individuelles mais pondérée par une mesure de dispersion de l’utilité.

On pourrait penser qu’en tant qu’utilitariste, Harsanyi objecterait qu’une conscience utilitariste peut exiger de promouvoir le bonheur de certains individus aux dépends d’un plus grand bonheur pour d’autres. Mais son argument est différent : il estime que les fonctions d’utilité individuelles reflètent déjà une préoccupation pour les iniquités sociales (1975, pp. 74-77). Partant, si nous comprenons bien ce que mesure une fonction d’utilité, nous ne voudrons pas assigner de poids spécifiques aux fonctions d’utilité afin d’exprimer des préoccupations égalitaristes. De telles pondérations constitueraient une sorte de double comptage d’une facette particulière des fonctions d’utilité. C’est bien ce qu’il reproche à Sen, en plus de son refus d’appliquer les axiomes de rationalité bayesiens aux décisions sociales 265 . 0r, Harsanyi (1975) en conclut que si l’on estime que la forme utilitariste — linéaire — de la fonction de bien-être social n’est pas assez égalitariste, on doit plutôt rejeter l’axiome d’individualisme 266 , mais pas les axiomes bayesiens de rationalité. Comme le titre de son article l'indique, les économistes du bien-être n'ont pas « d'exemption spéciale vis-à-vis de la rationalité bayésienne ».

D’une certaine manière, et bien qu’il défende l’utilitarisme passé de mode, Harsanyi épouse le principe de neutralité éthique retenu par l’orthodoxie. Comme le rappelle Klappholz (1964), cette neutralité vise à empêcher la perversion des recherches par les jugements de valeur des universitaires. Le problème, c’est que l’économie du bien-être est individualiste et implique donc de discuter des mesures qui promeuvent le bien-être des membres d’une société. Harsanyi admet lui-même que la décision d’appeler le produit de délibérations impartiales sympathiques « préférences éthiques » est elle-même un jugement de valeur :

‘Si deux codes de comportements sont également cohérents, le choix entre les deux n’est pas seulement une question de logique, mais d’abord une question d’attitudes personnelles. Cependant, l’analyse par la philosophie morale de codes alternatifs de comportements peut aider à rendre nos choix plus intelligents. Elle peut nous rendre plus conscient des différences de codes de comportements […]. La philosophie morale peut mettre en évidence le fait d’une importance capitale que, en dernière analyse, tous les codes non humanistes de comportement sont surtout l’expression de préférences personnelles contingentes — bien qu’elles puissent être des préférences désintéressées — de la part des gens qui adoptent ces codes : alors que le code de l’humanisme impartial sympathique est le seul qui par définition donne le même poids aux préférences de toute autre personne […] Je pense que cette différence est suffisamment importante pour justifier que l’on place le code de l’humanisme impartial sympathique dans une catégorie différente de tous les autres codes de comportement, et que l’on réserve le terme « code moral » ou « règles morales » pour décrire ce code particulier […] Maintenant que tout a été dit, tout le monde doit faire son propre choix (1958, pp. 315-316)’

Dans ce passage, Harsanyi reconnaît qu’il est possible de concevoir les préférences éthiques comme le résultat d’une stratégie désintéressée distincte de la délibération impartiale sympathique. Par exemple, le comportement égoïste peut être justifié d’une perspective désintéressée, mais non impartiale, et peut ainsi être considéré comme une base appropriée pour faire des jugements éthiques. Nunan (1981, p. 595) en déduit que, pour Harsanyi, l’opinion d’un individu quant à ce qui constitue une perspective éthique est un aspect de ses vraies préférences. Il est alors possible d’interpréter l’idée de l’humanisme impartial sympathique comme la perspective qui donne nécessairement un poids égal aux vraies préférences de tous les individus — ou à leurs préférences éthiques.

Si cette interprétation de la conception d’Harsanyi est correcte, alors sa critique du double comptage de la dispersion des pondérations de Sen a encore quelque pertinence. Le planificateur social utilitariste cherche en effet à maximiser un type particulier de fonctions d’utilité idéalisées — à savoir les vraies préférences des individus — qui intègrent les préférences éthiques de ces individus. Ainsi, ajouter la fonction de dispersion du planificateur social, qui représente ses propres préférences éthiques, constitue un double comptage. Cependant, les fonctions d’utilité idéalisées d’Harsanyi n’expriment pas forcément de préoccupations pour la répartition. En ce sens, bien qu’Harsanyi considère que la stratégie de l’observateur impartial produise le seul ensemble acceptable de principes éthiques, « il adopte en fait une variante de l’humanisme impartial sympathique qui échoue à incorporer certaines intuitions égalitaristes » (Nunan, 1981, p. 596). C’est pourquoi Sen a encore une raison légitime pour recommander des fonctions de bien-être social qui améliorent cette déficience dans les fonctions d’utilité individuelles.

En effet, les variations dans les pondérations dépendent de la présence ou de l’absence d’une perspective éthique particulière dans chacune des fonctions d’utilité individuelles. En ce sens, les pondérations représentent elles-mêmes des jugements de valeur d’une perspective éthique, dépendant de l’observateur qui peut avoir un point de vue idéal ou celui d’un membre de la société. Or les divers individus peuvent très bien aboutir à des conclusions différentes en essayant sincèrement d’adopter une perspective impartiale. Harsanyi (1955, p. 6) semble d’ailleurs admettre que chaque individu construira sa propre fonction de bien-être social pour un domaine constitué de tous les classements de préférences subjectives individuelles : « tout le monde aura une fonction de bien-être social qui lui sera propre, différente de celle des autres sauf dans la mesure où les jugements de valeur de différents individus coïncident ». Il va même plus loin en suggérant que chaque méthode individuelle pour évaluer le bien-être social à partir de ce domaine dépendra entièrement de son classement de préférence éthique particulier :

‘[…] si [un] individu a un critère objectif pour comparer les utilités de ses semblables entre elles et avec les siennes […], sa fonction de bien-être social représentera la moyenne non pondérée de ces utilités, alors qu’en l’absence d’un tel critère objectif elle représentera, en général, la moyenne pondérée, avec des poids arbitraires dépendant seulement de ses jugements de valeur personnels. (Ibid., pp. 14-15) ’

Si nous imaginons maintenant que les préjugés égalitaristes de Sen sont une caractéristique de la fonction d’utilité éthique d’un individu, alors une fonction de bien-être particulière issue de l’ensemble des fonctions de bien-être de Sen peut représenter le bien-être social de la perspective de cet individu. Puisque Harsanyi admet librement la légitimité d’une pondération des utilités fondée sur des considérations éthiques, il est difficile d’imaginer pourquoi le type particulier de pondérations proposé par Sen doit être exclu. Pour McClennen (1981, p. 600), il ne fait nul doute que Sen ait remporté la controverse avec Harsanyi, car la seule réplique d’Harsanyi à Sen consiste en « l’attrait pour la vieille idée qu’une fonction de bien-être social favorisera une répartition des biens plus égalitaires si elle se fonde sur des fonctions d’utilité individuelles qui présentent des utilités marginales décroissantes pour les biens » (Ibid.). Cependant, il nous semble surtout que cette controverse ait amené Sen à conclure que le terme « bien-être » en économie soit condamné à transporter toujours un bagage utilitariste très gênant et qu’il fallait donc aller au-delà de l’économie du bien-être à proprement parler.

Notes
265.

 C’est en particulier le « principe de la chose sûre » que Sen (1970, pp. 143-144) remet en cause, en reprenant l’idée de Diamond (1967) selon laquelle ce principe constitue une faille dans le cadre développé par Harsanyi pour déterminer une préférence sociale. Ce principe aussi appelé « hypothèse d’indépendance forte » signifie que s’il y a indifférence entre la perspective x et la perspective x*, alors pour toute perspective y, il doit y avoir indifférence entre une probabilité mixte donnée concernant x et y, et une probabilité mixte similaire concernant x* et y. C’est aussi équivalent au postulat D de Marshak (1950), vu plus haut dans cette même section (A). Nous renvoyons donc à la critique de Sen étudiée dans ce passage.

266.

 Certainement en lien avec ce type de critique, Sen (1982a, p. 19) insiste sur le fait que l’on appelle souvent individualisme ce qui en fait est du welfarisme —. « comme si les individus devaient être considérés comme rien de plus que le lieu de leur propre plaisir ou utilité ! ».