Conclusion

Sen (1970a) a donc cherché à réintroduire en économie normative des discussions scientifiques sur les jugements de valeur. Son premier ouvrage de théorie du choix social représente la première étape de cette entreprise, puisqu’il met en évidence le caractère axiologiquement non-neutre de cette théorie qui ne rejette pas tant les valeurs ou l’éthique, mais cherche plutôt à éviter les conflits interpersonnels. Cette perspective explique que deux propositions restent dominantes. D’une part, l’unanimité Parétienne est le meilleur moyen d'échapper aux jugements de valeur ; d’autre part, les comparaisons interpersonnelles sont non scientifiques. Mais Sen est peu enclin à accepter ces propositions.

Pour franchir cette première étape, sa réflexion de philosophie morale sur le statut des jugements de valeurs semble avoir été fondamentale, notamment parce qu’elle a finalement abouti à montrer que bien rares sont les jugements absolument prescriptifs. Son article de 1967, souvent négligé par les économistes, joue un rôle particulièrement important dans l’élaboration théorique de Sen en économie. Nous avons montré que, de cette réflexion en philosophie morale, découlent deux conséquences pour la théorie du choix social :

1. Sen met en évidence une contradiction fondamentale entre le besoin d’« universalisation » de la théorie et le manque de pertinence de postuler des principes absolus de choix collectif supposés fonctionner dans toutes les situations. Autrement dit, les principes apparemment simples et incontestables retenus en théorie du choix social, tels que le principe de Pareto 267 , peuvent tout à fait ne pas avoir l’adhésion totale et invariable des individus. En ce sens, les divers résultats d’impossibilité sont interprétés par Sen comme la preuve qu’il n’y a pas de système de choix collectif « idéal ». Au contraire, l’acceptation d’un tel système est toujours relative : relative à la société, relative à la nature du choix, relative à la configuration des préférences individuelles.

2. Une deuxième implication de sa réflexion sur les jugements de valeur concerne la nature des préférences individuelles. L’agrégation des intérêts — sous forme de préférences — apparaît inadéquate pour les procédures de choix collectif. Pour Sen, les individus sont capables de former des jugements quant aux états sociaux qui incluent d’autres valeurs que leur propre bien-être. En ce sens, le théorème d’Arrow est aussi une preuve de l’impossibilité de déduire un ordre collectif à partir d’ordres « absolument » individuels. Si l’on cherche à fonder démocratiquement le choix collectif, on est bien obligé de considérer les préférences, ou plutôt les jugements individuels, comme non fixes, et devant être discutées pour chaque évaluation spécifique.

Dès lors, le domaine de la théorie du choix social est apparu bien différent. Sen a ouvert la voie à de nombreux travaux constructifs, à la recherche de mesures socialement pertinentes concernant le bien-être social, la pauvreté et l’inégalité, mais aussi les droits et les libertés, ou même les asymétries de pouvoir et d’opportunité, comme Sen (Menon, 1999, p. 1) l’observe lui-même :

‘à la place de la vieille question : « est-il possible de prendre des décisions socialement rationnelles fondées sur les intérêts et les préférences des membres d’une société ? », la nouvelle question à traiter est : « laquelle des diverses manières de prendre des décisions socialement rationnelles sert le mieux nos valeurs d’équité et de justice ? ». Le choix n’est plus seulement entre quelque chose et rien, mais entre différentes façons d’évaluer parmi lesquelles on peut choisir en invoquant des notions fondatrices telles que la justice ou l’équité. Même le sujet apparemment technique de choisir la mesure adéquate de pauvreté pour une nation ou un État peut être considéré en termes des valeurs concurrentes qui sont reflétées dans les diverses mesures statistiques. C’est ce lien de la connaissance avec la pratique qui est peut-être l’implication la plus encourageante des travaux récents en économie du bien-être et en théorie du choix social, comprenant l’évaluation de l’inégalité et de la pauvreté. ’

Pour Tapas Majumdar, un ancien professeur de Sen à Calcutta 268 , « ce qui était caché dans l’ouvrage [Collective Choice and Social Welfare] a fleuri durant ces vingt-cinq dernières années. Ce sont ses conceptualisations rigoureuses, au-delà de ce que nous comprenions alors, qui ont conduit sa conception de l’économie à dépasser l’ordinaire » (Diwanji, Jose, Warrier, 1998, p. 1). Cependant, si ses conceptualisations sont rigoureuses, Sen ne défend pas pour autant l’idée que la perfection — au sens de complétude et d’exactitude — est un aspect nécessaire des procédures de prise de décision. Nous avons vu que Sen se prononce plutôt en faveur de comparaisons partielles entre les individus. De même, il n’est pas contre les décisions à la majorité, tant que les intérêts des citoyens les moins bien lotis ne sont pas ignorés. La perspective générale qu’il développe dans les années 1960-1970 est en lien avec la conception de la démocratie qu’il formulera plus tard :

‘La démocratie a des exigences complexes, qui bien sûr comprennent le droit de vote et le respect du résultat des élections, mais requièrent aussi la protection des droits et des libertés, le respect de la légalité, ainsi que la garantie de libre discussion et de circulation non censurée de l’information et la liberté de la commenter. Les élections elles-mêmes peuvent être fallacieuses si elles ont lieu sans que les différents partis aient une chance égale de présenter leurs programmes respectifs, ou sans que l’électorat jouisse du droit d’être informé et de considérer les points de vue de divers concurrents. La démocratie est un système exigeant, et pas seulement une condition mécanique (comme la règle majoritaire) pouvant être isolée. (Sen, 1999e, pp. 9-10, nous soulignons)’

Dès 1970, Sen a tenté de conceptualiser son idée de la démocratie afin de fonder les choix collectifs et les évaluations sociales. Si les préférences ne doivent pas, pour lui, être considérées comme des données indépendantes de la discussion publique, apparaissent surtout les prémisses de sa critique du welfarisme, en tant que critère subjectif du bien-être individuel. Il oppose en quelque sorte la liberté à l’utilité, et suggère que d’autres critères plus objectifs sont nécessaires pour des comparaisons interpersonnelles de bien-être. Notre première partie raconte la suite de cette première étape, qui commence par la proposition en 1979 d’un critère normatif plus adéquat pour les jugements et les choix collectifs : la capabilité individuelle (Sen, 1980a). Cette proposition qui, à première vue, concerne les débats de philosophie morale est bien une réponse aux problèmes rencontrés par la théorie du choix social, et plus généralement par l’économie normative. Elle représente une manière d’élargir la structure informationnelle du cadre arrovien, et le résultat d’une réflexion sur les fondements épistémologiques de la théorie du choix social. Et comme le note Sen (1999d, p. 360), les progrès de la théorie abstraite sont intimement liés à ceux de l’économie appliquée et de la raison pratique:

‘C’est l’exploration soutenue de possibilités constructives — à la fois au niveau analytique et pratique — qui a aidé à dissiper le brouillard qui était associé plus tôt à l’économie du choix social et du bien-être.’

Le rejet du consensus historique contre les comparaisons interpersonnelles de bien-être, ainsi que sa sensibilité aux inégalités de bien-être et d’opportunité, a poussé Sen au développement de l’approche par les capabilités, en travaillant sur les implications et les exigences de ses prises de positions. Nous allons voir dans le chapitre suivant comment cette approche représente bien une manière de faire de l’économie normative au-delà du cadre arrovien — interprétant la démocratie en des termes moins mécaniques — et émancipée de l’économie du bien-être — en particulier de sa préoccupation exclusive pour l’utilité.

SOMMAIRE DU CHAPITRE V : Choix collectifs et rationalité individuelle : la problématique de l’individu comme être social au cœur de l’approche par les capabilités

Introduction

Section I. Les critiques de Sen vis-à-vis du concept de rationalité individuelle

A. Le principe de rationalité : remarques générales et spécificités de son traitement en économie

a. Retour sur les origines mêmes du concept de rationalité

b. Le caractère instrumental et calculateur de la rationalité économique

c. Les limites méthodologiques et techniques de la théorie économique du choix rationnel

B. Quelle place pour les « préférences » chez Sen ?

a. La distinction fondamentale entre préférences et choix

b. La distinction plus subtile au sein des préférences elles-mêmes

c. La piste du métaclassement des préférences

Section II. Une conception de l’individu comme être social

A. Quand la morale perturbe l’idiosyncrasie des individus

a. Le caractère idiosyncrasique de la théorie standard de la rationalité

b. Réintroduire la notion smithienne de « sympathie »

c. Prendre en compte les comportements engagés

d. Envisager le lien entre rationalité et normes de conduite

B. Le concept d’identité sociale chez Sen

a. Intermédiaire entre individu isolé et homme universel

b. De l’importance de la raison pour la liberté de choix

c. La rationalité comme correspondance entre raisonnement et choix

Section III. La délibération entre êtres sociaux et raisonnables comme fondement de l’approche par les capabilités

A. Sortir du choix social mécanique : le débat public comme préalable à la structuration des préférences individuelles

B. Rationalité éthique, liberté individuelle et valeurs collectives

C. L’évaluation sociale juste : contextuelle, transparente et soumise à l’examen public

Conclusion

Notes
267.

 On pourrait ajouter l’indépendance vis-à-vis des alternatives hors de propos et l’acceptation de tous les profils.

268.

 Majumbar fait également partie des relecteurs de Collective Choice and Social Welfare que Sen (1970, p. x) remercie.