CHAPITRE V :
Choix collectif et rationalité individuelle : la problématique de l’individu comme être social au cœur de l’approche par les capabilités

Introduction

‘A travers [les théories psychanalytiques], j’apprenais que les antinomies statiques […] – rationnel et irrationnel, intellectuel et affectif, logique et prélogique – se ramenaient à un jeu gratuit. D’abord, au-delà du rationnel, il existe une catégorie plus importante et plus fertile, celle du signifiant qui est la plus haute manière d’être du rationnel […]. Ensuite, l’œuvre de Freud me révélait que ces oppositions n’étaient pas véritablement telles, puisque ce sont précisément les conduites en apparence les plus affectives, les opérations les moins rationnelles, les manifestations déclarées prélogiques, qui sont en même temps les plus signifiantes.
Claude Lévi-Strauss, 1955, pp. 57-58.’

Si dans les années 1920-1930, la diffusion des théories psychanalytiques en France faisait voler en éclat le concept déjà bien établi de « rationalité », on ne peut pas dire que cette diffusion soit allée jusqu’à toucher les économistes et leur manière de concevoir le comportement humain. En effet, pour Jean-Pierre Dupuy (1992, p. 44), « dans sa définition moderne, l’économie est la science du choix rationnel dans un monde où les ressources sont rares. Or choisir, c’est renoncer à un bien pour un autre que l’on juge supérieur ». Et, « la rationalité des sociétaires s’identifie à leur capacité à hiérarchiser, en fonction de leurs intérêts privés, leurs situations personnelles » (Ibid. p. 51). Quant à Serge Christophe Kolm (1986, p. 26), il identifie le choix rationnel comme l’un des grands paradigmes de la pensée économique, au même titre que le classicisme moderne, le marxisme, le monétarisme ou le keynésianisme. Mais, Kolm (Ibid., p. 17) souligne que la théorie du choix rationnel en économie est « à la fois tout à fait générale et très particulière, incritiquable et fausse, précise et ambiguë. C’est la théorie de l’homme simultanément la plus puissante et la plus faible ».

En tant qu’héritier du rationalisme des Lumières et de la tradition des sciences économiques, Sen n’est pas celui chez qui chercher une remise en cause de la place prépondérante de la rationalité individuelle dans l’analyse économique en général, et dans la théorie des choix collectifs en particulier. Sa recherche s’inscrit bien parmi celle des théoriciens modernes du choix social, dont la préoccupation principale est la définition de la rationalité collective à partir de la rationalité individuelle. Sa contribution majeure et son originalité n’apparaissent donc pas à travers une critique de la rationalité individuelle en tant que telle, mais dans sa discussion de la manière dont on doit l’appréhender et dont on peut l’articuler dans une conception de la rationalité collective.

La construction — ou plutôt reconstruction de l’ensemble de la théorie du choix social sur la base des idées d’utilité ordinale, puis de préférences révélées, a rendu cette branche tributaire des intuitions du choix rationnel qui soutiennent la théorie de l’utilité ordinale et celle des préférences révélées (Picavet, 1996, p. 488). Or, c’est surtout l’intuition qu’un choix rationnel doit être cohérent qui sert de fondement à cette reconstruction. Sen, quant à lui, veut montrer qu’il faut aller au-delà d’une simple notion de cohérence entre préférence, choix et intérêt personnel pour rendre compte de la rationalité individuelle. Cela signifie également dépasser les simples notions de transitivité et de symétrie pour appréhender la rationalité collective, ne serait-ce qu’en intégrant l’idée d’échange raisonnable entre les parties concernées. En quelque sorte, Sen intègre dans ses développements conceptuels autour de la rationalité la prise en compte de la présence d’autrui, ainsi que l’idée d’une représentation de soi comme partie intégrante d’une collectivité, et comme acteur de l’espace public.

Bien que ces observations puissent paraître de sens commun pour certains, elles posent de grands défis à la théorie économique néoclassique. Et ces critiques ont marqué le début d’une nouvelle tendance importante au sein de l’économie du bien-être, caractérisée par exemple par la reconnaissance du besoin d’explorer avec plus de discernement les fondements analytiques du choix rationnel et les hypothèses comportementales de la théorie économique. Dans le cadre arrovien, les attitudes de chaque personne étaient représentées en termes de « classement de préférences » et un processus d’agrégation devait permettre d’obtenir un « classement social ». Or, cet exercice d’agrégation n’aura pas la même portée selon le sens supposé de la préférence individuelle — assimilé à la rationalité individuelle. S’agit-il des intérêts de la personne, de ses jugements éthiques, de son comportement, ou d’autre chose encore ? Pour Sen, les seules préférences pouvant servir de fondement à un choix collectif sont celles qui tiennent compte de l’autre. Dans l’approche par les capabilités, les préférences ne sont plus la base informationnelle ultime, mais servent à identifier les fonctionnements de valeur.

Dans sa défense des capabilités et des fonctionnements comme « base informationnelle » plus appropriée en économie normative que l’utilité, Sen ne fait pourtant pas vraiment référence à l’usage courant qu’ont les économistes du concept d’utilité 269 . Lorsqu’il dénonce le welfarisme comme perspective inadéquate pour juger du bien-être social, son argumentation se fonde généralement sur une interprétation des préférences ou des utilités comme des états mentaux de désir ou de plaisir. Les économistes contemporains pourraient donc être surpris de cette interprétation, puisque depuis Samuelson (1947) il est devenu standard de concevoir les préférences en termes de « préférences révélées » pour lesquelles il n’est aucun besoin de connaître les raisons du choix. Ce traitement de l’utilité n’a bien sûr plus rien à voir avec les travaux des fondateurs de l’économie du bien-être qui étaient encore très proches de l’utilitarisme benthamien, mais constitue aujourd’hui « l’industrie standard en économie » (Sugden, 1993, p. 1949). Nous reviendrons donc sur des écrits plus anciens de Sen dans lesquels il se montre assez clair quant au caractère réducteur et inapproprié de la conceptualisation de la rationalité individuelle en vigueur dans la théorie économique depuis les années 1950 (Section I).

De manière essentielle, Sen défie la vision selon laquelle les individus font des choix rationnels en restant exclusivement centrés sur leur propre bien-être. Il insiste sur l'importance des préoccupations pour autrui et plus généralement pour la justice, des positions de classe et des influences familiales dans la manière dont les gens prennent des décisions. L’individu est alors un être social au sens où ses préférences, ses objectifs, ses comportements et ses choix de vie peuvent être influencés par d’autres paramètres que la satisfaction immédiate de son propre plaisir. Nous verrons ainsi que son concept d’« identité sociale » (Sen, 2004c) est au fondement d’une conception large de la rationalité qui manifestement est incompatible avec la pensée économique orthodoxe (Section II).

Enfin, Sen a foi en la démocratie et la conçoit comme le seul moyen pertinent d’amener le changement social. Sa théorie économique contient ce caractère démocratique. C’est en ce sens qu’il lui semble possible et même nécessaire de transformer le système de préférence des gens en favorisant le dialogue social, en incitant à la transparence et mettant en lumière les biais dans les évaluations existantes en lien avec les informations exclues. Grâce à ses travaux en théorie du choix social, Sen est convaincu que la question informationnelle est essentielle. Non seulement l’élargissement de la base d’information peut permettre d’éviter les résultats d’impossibilité du type de celui d’Arrow, mais également d’inclure des concepts comme la justice, l’égalité, la liberté, ou même l’efficacité (Klamer, 1989, p. 140). Ce n’est qu’au fur et à mesure de ses écrits qu’il comprend les enjeux d’une exploration plus précise de ces concepts. Cependant nous nous interrogerons sur les raisons qui poussent Sen à continuer de fonder les choix collectifs sur la rationalité individuelle alors qu’il considère que ces choix doivent permettre l’amélioration du bien-être des plus mal lotis. Car Sen envisage depuis le début l’économie comme un instrument de lutte contre les inégalités et de promotion de la liberté de chacun. En fait, c’est bien la remise en cause du degré de nécessité de l’orientation « individualiste » du concept même de rationalité individuelle qui permet à Sen de concilier ces deux exigences. En ce sens, la garantie ultime de la capabilité individuelle ne repose pas tant sur des règles de choix social, mais sur le développement de valeurs individuelles tenant compte des autres et respectant leurs choix personnels (Section III).

Notes
269.

 Toutefois, dans d’autres écrits (en particulier Sen, 1977d), il s’est montré assez clair à ce sujet en parlant clairement d’un « faux-départ ».