A. Le principe de rationalité : remarques générales et spécificités de son traitement en économie

La discipline économique, comme la plupart des sciences sociales 271 , participe d’un mouvement général qui consiste en la rationalisation de notre rapport au monde. Aujourd’hui, le principe de « rationalité » lui sert à caractériser autant les préférences que les comportements humains, considérant qu’il s’agit d’un principe à la fois inoffensif et sans controverse possible. Comme le rappelle Philippe Mongin (2002), on a pu défendre l’idée, en suivant Popper (1967), que le principe de rationalité constituait l’unique loi des sciences sociales, de sorte que celles-ci ne se distingueraient pas profondément entre elles. Toutefois, il existe une autre thèse tout aussi radicale, mais opposée, selon laquelle le principe séparerait l’économie, vue comme science des actions rationnelles, et les autres sciences sociales, notamment la sociologie. On reconnaît ici la thèse de Vilfredo Pareto (1909, 1917-1919). Nous croyons avec Mongin (Ibid.) que les sciences sociales entretiennent des rapports différenciés avec le principe de rationalité, et que l’économie se distingue par le degré de spécification extrême des schèmes 272 rationnels qui sous-tendent l’explication, ainsi que par sa manière de constituer ces schèmes rationnels comme des objets théoriques.

Dans le cadre de cette partie sur le soi-disant incontournable concept de rationalité, il nous a semblé opportun de revenir d’abord sur les origines mêmes du concept (a). Nous entrerons ensuite plus en détail dans la manière dont la théorie économique utilise ce concept, en montrant notamment le caractère instrumental et calculateur qui ressort de cet usage (b). Enfin, nous verrons les limites méthodologiques et techniques de la définition conventionnelle de la rationalité individuelle mises en lumières par Sen.

Notes
271.

Nous mettons ici à part l’anthropologie et la psychologie.

272.

 Nous entendons « schème » ici plutôt au sens de Piaget (1961). Il s’agit donc de l’ensemble structuré des caractères généralisables d’une action, c’est-à-dire qui permettent de répéter la même action ou de l’appliquer à de nouveaux contenus. Comme le précise Mongin (2002, p. 303), c’est à propos de ces schèmes, et non pas du principe de rationalité lui-même, que l’on peut éventuellement parler de loi d’explication.