a. Retour sur les origines mêmes du concept de rationalité

D’après les recherches de Claude Mouchot (1996, p. 250), si le terme « rationnel » apparaît en 1120, celui de « rationalité » est beaucoup plus récent puisqu’il remonte seulement à 1834. Quant au concept plus précis de « rationalité économique », Mouchot (Ibid., p. 254) considère qu’il a son origine dans l’ouvrage de J. Von Neumann et O. Morgestern, Theory of Games and Economic Behavior, datant de 1944, dans lequel il est défini comme la maximisation de l’utilité espérée. Mais avant de nous pencher plus avant sur la manière dont les économistes traitent le principe de rationalité, il nous paraît pertinent de faire un détour étymologique. L’origine du mot vient du latin ratio, proche de reor, à savoir calculer, compter. L’équivalent grec de ratio est le logos qui signifie la raison, le fondement. Or il ne nous semble pas tout à fait anodin que notre langage actuel puise ses racines dans le latin, et non dans le grec, pour exprimer la manière d’agir des hommes, significative de leur relation au monde 273 . En effet, les différences d’acception dans les langues grecque et latine sont révélatrices d’une divergence plus fondamentale dans la manière d’appréhender la réalité de la condition humaine.

Avec les latins, le réel est l’effectif, le lieu des réalisations. Réaliser signifie alors opérer efficacement, provoquer un effet. Le réel est donc le conséquent effectif, ce qui devient ou existe grâce à l’effectivité d’une action antérieure ; il est considéré comme un « objet », dans un état stable, livré à l’assujettissement, c’est-à-dire à la maîtrise de l’homme, considéré lui comme « sujet ». L’objectivité est le mode de présence des choses pour l’époque moderne et pour sa science. Et ce qui caractérise l’objet, c’est d’être objet-pour-un-sujet. Connaître, c’est donc assurer une maîtrise objective de la chose 274 .

Cette conception latine, sur laquelle est fondée la science moderne, comme « théorie du réel » est en parfaite opposition avec ce qu’était la theoria grecque. Cette dernière consistait en effet à contempler le pur paraître des choses, à la différence de la vie ou bios praktikos. Le mot Theoria trouve son origine dans theaà qui signifie déesse et horaô que l’on peut traduire par surveiller, avoir des égards, prendre soin, garder ou prendre garde à. Ce détour étymologique montre bien que la theoria était perçue comme l’attention respectueuse donnée à la non-occultation de la chose présente — attention essentiellement liée à l’alêtheia, vue de la vérité et gardienne de la vérité. La théorie en ce sens ne porte pas l’ambition d’être exhaustive, définitive et exacte. Au contraire, la science moderne est une interpellation de la nature, une volonté de la maîtriser et de la posséder.

Il n’est donc pas étonnant que cette évolution de la conception du monde — devenu objet à dominer — se soit accompagnée de la mise en avant d’une faculté de l’homme qui consiste à compter, organiser et ordonner. On peut parler de la rationalisation de notre rapport au monde, quel que soit le sens que l’on retient du mot « monde », physique ou existentiel 275 . Max Weber (1963), quant à lui, parle de « désenchantement du monde », avec une certaine note tragique, bien qu’il perçoive ce phénomène comme indispensable à l’affranchissement de l’homme des fers de la tradition :

‘L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. (Ibid., p. 90)’

Si l’on s’interroge sur la montée en puissance de cette manière de concevoir la réflexion et l’action humaine, comme le fait Mouchot (1996), on pense en premier lieu à l’influence de la pensée de Descartes. En effet, dans le sens courant, l’esprit cartésien se rapporte très souvent à ce que l’on appelle rationalité 276 . Toutefois, Mouchot (1996, p. 252) considère, d’une part, que Descartes n’a fait que « cristalliser » une évolution qui avait commencée bien avant lui et, d’autre part, que nous oublions souvent une partie de son discours, ne serait-ce que ce qui suit sa phrase la plus connue :

‘Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. (Descartes, 1953, p. 278)’

Il y avait donc chez Descartes la place au doute, au sentiment et à l’imagination, choses qui ont peu à voir avec notre idée courante de la rationalité, et encore moins avec la conception qu’en ont développée les économistes. L’origine de notre idée de la rationalité serait donc ailleurs. À cet égard, Mouchot met en avant une autre thèse : l’apparition du capitalisme, c’est-à-dire l’autonomisation de l’économique et le primat de la production de biens « économiques » sur toutes les autres fins de l’homme. Cette hégémonie de la rationalité — aussi appelée « rationalité instrumentale » n’a pu émerger qu’avec le calcul économique rendu possible par l’échange monétaire et la propriété privée des moyens de production. En effet, la possibilité de quantifier les fins économiques les a rendu « commensurables », et a en même temps exclu les autres fins 277 .

Notes
273.

 Le mot « monde » lui-même vient du grec mundus qui, contrairement à son équivalent grec cosmos, a tendance à ne concerner que ce qui est connu des hommes — souvent parce qu’il a été voulu, institué par eux. Voir Gilardone (2003a).

274.

Voir Sabatier (2001), p. 7.

275.

 Rappelons en effet que la notion de « monde » possède deux sens fondamentaux. D’une part, il s’agit de l’ensemble des objets qui constituent l’univers physique : c’est le monde matériel. D’autre part, il s’agit de l’ensemble des relations humaines qui constituent l’humanité. Dans les deux cas, ce qui apparaît comme caractéristique, c’est non seulement que le monde est le champ de significations par rapport auquel l’existence humaine se situe et interprète toute réalité, mais surtout que c’est l’existant humain qui instaure un tel champ, notamment grâce à sa science. À ce propos, la distinction entre « sciences sociales » et les « sciences dures » est significative. Voir Gilardone (2003a, p. 1).

276.

 Comme illustration, on peut citer Kundera (1986, p. 13, nous soulignons), pour qui « la cause de la réduction du monde à un simple objet d’exploration technique et mathématique serait le caractère unilatéral et spécialisé des sciences européennes, en particulier depuis Galilée et Descartes ». Il ajoute que cette évolution est celle de la radicalisation achevée de l’objet monde : « sa consistance, sa permanence, sa disponibilité, son exploitabilité deviennent pleinement assurés, clairement planifiés » (Ibid.).

277.

 Sen (1999c, p. 92) considère cependant qu’avec la naissance et l’expansion du capitalisme, l’étendue des interdépendances et des interactions sociales a connu une augmentation constante : « Bien qu’en principe le capitalisme soit farouchement individualiste, il a contribué en pratique à cette tendance vers l’intégration en rendant nos vies de plus en plus interdépendante ». Cela signifie pour Sen une extension des responsabilités réciproques, car « auncun homme n’est une île, suffisante à elle-même » (Ibid., p. 91).