b. Le caractère instrumental et calculateur de la rationalité économique

Selon Mongin (2002, p. 302), le principe de rationalité se définit plus facilement par ses fonctions que par son contenu. Pour lui, chaque fois que nous envisageons le comportement humain sous l’angle de l’action, et plus précisément de l’action obéissant à des raisons, nous appliquons le principe de rationalité. Et adopter ce principe signifie rejeter les hypothèses diverses du hasard absolu, du conditionnement rigide, de la décision capricieuse et du désordre des idées ; telle est sa fonction négativement décrite (Ibid.). Quant à ses fonctions positives, Mongin (2002, p. 301) en a recensé trois chez les épistémologues :

Il exprimerait et fonderait le caractère intelligible, sous un certain angle, des comportements observés. Il définit en effet un registre d’interprétation parmi d’autres concevables, celui de l’interprétation rationnelle. L’intelligibilité du comportement est le résultat minimal qu’on puisse attendre de son application réussie.

D’après une thèse plus forte et plus hypothétique, le principe exprimerait et fonderait le caractère non seulement interprétable, mais prévisible, de certains comportements.

Entre ces exigences, mais plus près de la seconde que de la première, il assurerait une fonction explicative.

D’une manière générale, on pourrait définir la rationalité comme le fait d’« agir suivant des raisons » 278 . Mais, beaucoup d’auteurs définissent la rationalité comme l’adaptation des moyens aux fins. Toutefois, selon la distinction ordinaire de la philosophie anglo-saxonne, les raisons appartiennent à deux ordres distincts, les désirs et les croyances. Pourtant, en économie, il n’est souvent question que des premiers : on ne vise expressément que les aspects instrumentaux de la rationalité. En ce sens, l’idée latine selon laquelle le réel est l’effectif — et le sujet humain celui qui réalise efficacement — prend toute son ampleur. Mais, cela signifie nier complètement l’autre versant des raisons d’agir, celui qui concerne les croyances.

Afin de ne pas négliger les aspects que Weber et d’autres ont voulu rassembler dans l’idée de rationalité en valeurs, Mongin (Ibid.) propose, en accord avec la dualité de l’idée de « raisons », la définition suivante : « les hommes agissent d’une manière qui s’accorde à leurs désirs et à leurs croyances ».Mouchot (1996, p. 252) offre, quant à lui, une autre définition de la rationalité, qui n’est pas incompatible, mais qui traduit plus l’idée de raison au sens de raisonnable, ou de raisonnement : « la rationalité du comportement correspond toujours à un comportement issu d’une délibération, d’un choix, éclairés par une sagesse, une vision du monde ».

Jusqu’ici, nous en sommes restés à la fonction et à la signification du principe métaphysique de rationalité, et nous ne sommes pas encore entrés dans les détails de son contenu grâce auxquels les économistes expliquent effectivement les comportements sociaux. Si une composante méthodologique d’emblée évidente de ce principe incite à chercher du côté des acteurs eux-mêmes les raisons, éventuellement obscures, du comportement, la grille d’analyse des économistes est très particulière et précise si on la compare à celle des sociologues ou des historiens. En effet, l’économie a inventé des formes spéciales de rationalité instrumentale qui jouent, par rapport aux schèmes utilisables en histoire et en sociologie, le rôle précis de caricatures. L’optimisation caricature l’idée d’action adéquate à ses conditions ; la probabilité subjective de Savage, l’idée d’incertitude ; l’attitude face au risque de von Neumann et Morgenstern, cette notion même si on la prend au sens vague et quotidien (Mongin, 2002, p. 303).

Rappelons-nous la définition de la rationalité économique que Mouchot a trouvée chez von Neumann et Morgenstern : il s’agit de la maximisation de l’utilité espérée. Cette définition de la rationalité évacue définitivement le sens du jugement et de la délibération. Elle donne toute la place au seul calcul et affirme qu’il n’y a qu’une façon d’être rationnel. Toutefois, selon Mongin (2002, p. 304), l’économie ne se contente pas de mettre en circulation des artefacts théoriques, variantes contemporaines de l’homo oeconomicus, mais elle les prend pour objets d’étude et elle en fait une critique elle-même rationnelle. Elle a un rapport réflexif à la rationalité. Mais Mongin nous paraît bien optimiste quant à la capacité des économistes à sortir de leur « réduction que constitue la rationalité calculatrice au lieu de la « raison » délibératrice », pour reprendre les termes de Mouchot. D’ailleurs il ajoute plus loin que, si l’historien continue à employer pour traiter de l’action rationnelle les concepts traditionnels de fins et de moyens, l’économiste s’en tient exclusivement au couple conceptuel des préférences et des contraintes, quitte à l’assouplir et à le raffiner de bien des manières (Ibid.). Et il considère que les représentations économiques de la rationalité s’ordonnent entre elles de manière bien plus logique et nettement plus unifiée que ce qu’elles représentent, ce qui justifie l’emploi de l’expression de « théorie économique » (en réalité micro-économique)alors que, par exemple, personne ne parle de « théorie historique ».

Certes, les caricatures ont l’avantage de révéler instantanément l’objet dont on veut parler, et elles en font comprendre certains traits avec une force persuasive exceptionnelle. Toutefois, en laissant des considérations trop précises d’efficacité, voire d’optimalité, s’engouffrer dans le principe de rationalité, on écarte des styles d’action que le principe vise à englober. Mongin (2002, p. 303) cite notamment « la recherche de solutions simplement bonnes ou satisfaisantes pour un problème donné, l’apprentissage séquentiel ou plus ou moins tâtonnant par essais et erreurs, la projection analogique des cas antérieurs à la manière de la jurisprudence », mais on pourrait ajouter un grand nombre d’autres cas, bien plus éloignés encore de la rationalité instrumentale et calculatrice.

Notes
278.

 Le terme « raisons » signifie ici considérations qui peuvent servir à justifier l’action effectuée, qui ont une certaine force normative. Mongin (2002, p. 302) en déduit qu’elles sont donc opposables et non pas exclusivement personnelles.