La distinction fondamentale entre préférences et choix

Bien sûr, Sen (1982a, p. 1) ne nie pas qu’il puisse y avoir une relation entre la préférence et le choix, dans le sens où la préférence peut être considérée comme un « préalable » au choix : on essaye de choisir ce que l’on préfère. C’est ce qu’il appelle « la logique naturelle d’un choix réflexif » (Ibid.). Il existe même, selon lui, des situations dans lesquelles une personne « comprend » ce qu’elle préfère « réellement » en observant ses propres choix 288 . Cette logique inverse est en fait plutôt naturelle à partir du point d’un observateur extérieur : on observe les choix d’une personne et on en déduit ses préférences. Ces deux manières de concevoir le lien entre préférences et choix ne sont toutefois pas toujours représentatives de la réalité. D’un côté, il y a des cas qui vont à l’encontre de chacune de ces interprétations et, d’un autre côté, on peut apprendre quant aux préférences d’une personne par d’autres moyens que par l’observation de ses choix — par exemple, en discutant avec elle.

Il s’agit d’une question que Sen (1967, pp. 60-61) avait déjà abordée à la lumière de sa classification des jugements de valeur. Une préférence étant un jugement de valeur, il serait normal selon une lecture prescriptiviste d’en déduire qu’elle implique un choix dans le même sens :

‘Le constat « je préfère X à Y » possède clairement un contenu factuel. Il informe sur mon attitude envers X et Y. Il implique également quelque chose quant à mon accord pour choisir X dans un choix entre X et Y. Autrement dit, il y a aussi un sens prescriptif. Ainsi, en termes de notre classification, c’est un J(E), un jugement évaluatif, et non un J(P).’

Toutefois, comme nous l’avions vu lors de l’étude de cet article de 1967, Sen ne s’en tient pas à la grille de lecture prescriptiviste et montre que les jugements de valeur peuvent être « non compulsifs » et « non basics ». C’est justement ce qu’il s’applique à faire au sujet des préférences, en indiquant qu’il n’est pas contradictoire de préférer X à Y et encore de se demander ce que l’on doit choisir. Le J(E) « je préfère X à Y » représente en effet pour Sen (1967, p. 60) un jugement non compulsif, au sens où il implique nécessairement l’impératif de choisir X si aucun autre jugement dans mon système de valeur ne me donne de raison de choisir Y. Le jugement fondé sur les préférences propres de l’individu semble généralement être le seul jugement pertinent pour déterminer le choix de cet individu, mais Sen (Ibid.) indique que ce n’est pas toujours le cas en reprenant deux exemples donnés par le professeur Nowell Smith :

‘(1) Un homme peut préférer voyager par la route plutôt que par les chemins de fer, et pourtant choisir toujours de voyager en train. Mais il ne peut (logiquement) faire cela que s’il est en mesure de donner une explication. Par exemple, il peut être employé dans une compagnie de chemin de fer et avoir droit à des billets gratuits, ou sa mère peut trouver que le voyage par la route est dangereux et il ne veut pas la contrarier […]’ ‘(2) Un homme peut préférer les pêches aux pommes en général, mais choisir une pomme dans une occasion particulière si, par exemple, il n’y a pas suffisamment de pêches disponibles.’

Finalement, Sen (Ibid., p. 61) conclut qu’il y a trois manières, non mutuellement exclusives, de percevoir le constat « je préfère X à Y ». On peut d’abord y voir un constat factuel quant à ce que je ressens. On peut ensuite interpréter ce constat comme un jugement non compulsif, qui exprimerait mon accord avec l’impératif de choisir X, dans un choix entre X et Y, si aucun autre jugement dans mon système de valeur ne me donne de raison de choisir l’inverse. Enfin, si je ne dis rien de plus, il semble que ce soit un jugement compulsif car on peut supposer que je n’ai pas d’autre jugement à opposer. Mais cette dernière interprétation plausible est en fait invalidée par Sen (Ibid.) qui considère que « même si je ne suis pas en mesure de penser aux raisons pouvant m’amener à émettre un jugement évaluatif allant dans le sens inverse, je dois aisément concevoir qu’il y en ait, et que d’autres faits pertinents pourraient entrer en ligne de compte ».

Le problème de l’approche par les préférences révélées réside justement dans sa définition de la préférence comme une relation binaire sous-tendant un choix cohérent. Ce que Sen réfute, c’est l’institution d’un axiome établissant l’identité systématique entre la préférence et le choix. Et, pour lui, la popularité d’un tel axiome n’est pas due à des preuves empiriques décisives, mais à son caractère intuitivement raisonnable en tant qu’axiome d’un comportement de choix. Ceci ne va sans poser de problèmes :

‘Dans ce cas, le choix « contre-préférentiel » n’est pas différent empiriquement, mais simplement impossible. Le choix non-préférentiel est, bien sûr, possible puisque les choix peuvent manquer de la cohérence nécessaire pour identifier une relation binaire de préférence, mais évidemment il ne peut y avoir de relation de préférence identifiée et des choix qui leur soient contraires. (Sen, 1982a, pp. 1-2)’

D’autre part, Sen (1982a, p. 9) suspecte les économistes de se concentrer sur la relation de préférence révélée à cause d’une « méfiance méthodologique à l’égard des concepts introspectifs ». En effet, ils auraient tendance à considérer le choix comme une information solide, contrairement à l’introspection qui n’est pas ouverte à l’observation. Dès 1973, Sen (1973b) critique vivement cette conception comportementaliste, d’autant plus qu’il s’agit d’un « comportementalisme particulièrement étroit, puisqu’il exclut les comportements verbaux et écrits » (Sen, 1982a, p. 9). Sen montre que, d’un côté, il y a de la part des économistes une surestimation des difficultés liées à l’introspection et à la communication et, d’un autre côté, une sous-estimation des problèmes liés à l’observation : « Une grande part de la théorie économique semble être concernée par des hommes silencieux qui ne parlent jamais ! On doit donc être derrière eux pour voir comment ils se comportent sur les marchés, etc., et en déduire ce qu’il préfèrent, ce qui les rend mieux, ce qu’il pensent qui est bon et ainsi de suite » (Ibid.).

Finalement, pour Sen, même s’il s’avérait que le choix des individus sur le marché fournissait l’unique base solide d’information, il serait encore illégitime de s’intéresser uniquement à ce comportement silencieux pour en déduire les préférences des agents. Outre le fait que les préférences peuvent évoluer, seuls les objectifs et valeurs poursuivis peuvent définir la rationalité.

Notes
288.

 Il donne l’illustration suivante : « je ne pensais pas que je préférais le vin allemand jusqu’à ce que je remarque que je choisis toujours celui-ci dans les fêtes ! » (Sen, 1982, p. 1).