La distinction plus subtile au sein des préférences elles-mêmes

Dans un article intitulé « Behaviour and the Concept of Preference », Sen (1973b) montre qu’il y a une ambiguïté conceptuelle profonde au cœur de la théorie économique du choix rationnel. En effet, les économistes utilisent le même concept de « préférence » — qui est la définition courante de l’utilité depuis l’abandon des comparaisons interpersonnelles d’utilité par la nouvelle économie du bien-être — pour remplir trois tâches distinctes : (a) pour décrire le choix d’une personne 289  ; (b) pour représenter les motifs qui sous-tendent les choix d’une personne 290  ; et (c) pour représenter le bien-être d’une personne 291 . Sen souligne la distinction conceptuelle de ces points, et notamment que l’on ne peut conclure qu’un choix particulier améliore le bien-être d’un individu juste parce qu’il a été fait volontairement.

Cette distinction peut avoir des conséquences d’une importance capitale lorsque l’on considère à quel point le concept unique de préférence délimite les frontières de l’individu, détermine le positionnement de celui-ci par rapport aux autres individus et fournit le moteur principal de son action (Insel, 2000, p. 252). Parce qu’il apparaît comme un cadre conceptuel inévitable à l’intérieur duquel la recherche doit être menée, il est devenu habituel de déployer le concept de préférence sans le questionner. Comme nous l’avons déjà précisé, Sen n’a pas cherché à rejeter ce concept, mais à explorer ses diverses significations et limites afin de lui redonner une pertinence en tant qu’outils d’analyse. Son usage « automatique » avait fini par faire de ce concept un dogme, et non plus un outil (Anderson, 2001, p. 21).

Dans un essai devenu célèbre 292 , « Rational Fools », Sen (1977d) revient sur cette question et montre qu’il est particulièrement arbitraire d’attribuer un seul classement de préférences par individu qui, selon le besoin, représentera son choix, son comportement effectif, ses intérêts, son bien-être, ou son opinion sur ce qu’il convient de faire. Ce scepticisme se traduit clairement dans le passage suivant :

‘Un seul classement des préférences peut-il remplir tous ces rôles ? Une personne ainsi décrite peut être « rationnelle » au sens limité où elle ne fait preuve d’aucune incohérence dans son comportement de choix, mais si elle n’utilise pas cette distinction entre des concepts très différents, elle doit être un peu niaise. L’homme purement économique est à vrai dire un demeuré social. La théorie économique s’est beaucoup occupée de cet idiot rationnel, drapé dans la gloire de son classement de préférences unique et multifonctionnel. Pour prendre en compte les différents concepts relatifs à son comportement, nous avons besoin d’une structure plus complexe. (Sen, 1993a, p. 107)’

Et, dans l’introduction de son ouvrage Sen (1982a, p. 8) précise que divers constats peuvent être faits quant aux intérêts, aux actions, et autres caractéristiques d’une personne qui doivent être distingués bien qu’ils soient souvent amalgamés dans la littérature :

‘(1) la personne obtient plus de satisfaction dans l’état x que dans l’état y (constat sur la satisfaction ou le plaisir) ;’ ‘(2) la personne pense qu’elle sera mieux avec x qu’avec y (constats sur le bien-être introspectif) ;’ ‘(3) la personne est mieux avec x qu’avec y (constat sur le bien-être individuel qui peut être ou ne pas être introspectif) ;’ ‘(4) la personne préfère que x plutôt que y se produise (constat sur la condition mentale de préférence, ou le désir, concernant les états) ;’ ‘(5) la personne aimerait choisir que x plutôt que y se produise (constat sur le choix désiré) ;’ ‘(6) la personne croit qu’il serait bon de choisir que x plutôt que y se produise (constat sur le jugement normatif concernant le choix) ;’ ‘(7) la personne croit qu’il serait mieux si x advenait plutôt que y (constat sur le jugement normatif concernant l’état des affaires) ;’ ‘(8) la personne choisit que x plutôt que y se produise (constat sur le choix effectif).’

Chacun de ces constats ne recouvre logiquement aucun des autres, et c’est l’objet des analyses empiriques et normatives de vérifier selon les besoins comment ces constats sont en lien. De nouveau, Sen (Ibid., p. 9) décrit l’individu très méthodologique qui choisit avec une cohérence impeccable — mais ne distingue pas ces différentes questions — comme un « idiot rationnel ». Et il lui semble que, d’une manière ou d’une autre, l’idiot rationnel est beaucoup trop invoqué dans la théorie économique. Ce problème est également d’une importance cruciale si l’on envisage, comme Sen (2005c, p. 16) tente de le faire, la rationalité à l’aune de la liberté individuelle. L’« idiot rationnel » est pour lui victime d’une répression de la part des économistes, et sa « liberté perdue ne peut être retrouvée qu’en donnant à cette entité imaginaire la liberté de reconnaître des distinctions extrêmement importantes que le modèle réductionniste a tendance à oblitérer » (Ibid.).

Notes
289.

 La théorie microéconomique prend pour hypothèse des individus agissant de manière à maximiser leur utilité — soit à maximiser le degré avec lequel leurs préférences sont satisfaites.

290.

 Les économistes supposent que l’acte rationnel est l’acte qui satisfait au maximum les préférences d’un individu.

291.

L’économie du bien-être définit le bien-être individuel en termes d’utilité entendue au sens de satisfaction des préférences, et le bien-être social comme une fonction des préférences individuelles.

292.

 La célébrité de cet essai est en particulier due au ton peu scrupuleux dont Sen fait preuve à l’égard de son collègue Samuelson. Il confiera plus tard (Swedberg, 1990, p. 260) qu’il ne s’agit pas de son « article préféré », car il « évite les principales questions et râle simplement contre l’étroitesse avec laquelle est formulée la motivation en économie ».