La piste du métaclassement des préférences

Aussi, en montrant qu’un seul classement de préférences ne peut pas remplir tous les rôles que les économistes lui assignent, Sen (1974b, 1977d) introduit le concept de « métaclassement » 293 . Il s’agit d’un classement des classements de préférences exprimant un jugement moral sur les différentes relations de préférence accessibles à l’individu. Cette idée fut inspirée par la distinction établie par Harsanyi (1955) entre les « préférences éthiques » et les « préférences subjectives » 294 . Voici comment Sen illustre cette proposition :

‘Envisageons un ensemble X de combinaisons d’actions possibles : A représente le classement en fonction de mon bien-être personnel (et représente donc aussi, dans un certain sens, mes intérêts personnels), le classement B reflète mes intérêts personnels « isolés », sans tenir compte de la compassion (lorsqu’une telle séparation est possible, ce qui n’est pas toujours le cas), et C est le classement en fonction duquel j’effectue mes choix réels (lorsque ces choix correspondent à un classement, ce qui n’est pas toujours vrai).Le classement le plus moral M peut-être, on le conçoit, n’importe lequel de ces classements A, B ou C. Mais M peut être aussi un autre classement, différent de ces trois là. (Ce sera le cas si […] le système moral nécessite le sacrifice de certains intérêts personnels ainsi que des intérêts personnels « isolés ».) Mais même lorsqu’on détermine qu’un classement M, distinct de A, B ou C, est au sommet du tableau moral, cela ne résout pas pour autant la question de savoir comment ordonner A, B ou C les uns par rapport aux autres. (Sen, 1993a [1977d], p. 109)’

Sen (1982a [1974b], p. 80) souligne que certains modèles économiques n’autorisent pas de contraste entre un classement moral et un classement effectif — certainement parce que cela signifierait que les individus pourraient avoir une faible volonté. Chez Harsanyi, la distinction est seulement permise à un niveau dual, de type moral-amoral. Sen entend, quant à lui, initier un modèle où la morale est graduée :

‘Il peut y avoir une série de classements de préférence pour les résultats qui serait ordonnée par la personne en termes moraux. Elle peut souhaiter avoir un classement de préférence R différent de celui qu’elle a et peut essayer de se déplacer vers les éléments classés les plus hauts. Mais les préférences que l’on a ne sont pas entièrement sous notre contrôle. Et il n’y a rien de particulièrement schizophrène à dire : « J’aimerai avoir des goûts végétariens, car je désapprouve l’abattage des animaux, mais je trouve l’alimentation végétarienne tellement révoltante que je ne supporte pas d’en manger, donc je n’en mange pas ». (Ibid, pp. 80-81)’

Il y a donc l’idée chez Sen que les individus peuvent avoir plusieurs types de préférence, plus ou moins en accord avec leur morale personnelle. En ce sens, il est envisageable que les personnes puissent tenter d’opérer un déplacement dans leurs préférences, dès lors qu’elles prennent conscience du décalage entre les préférences reflétées par leurs comportements et celles qu’ils ont après réflexion. Par exemple, la personne dont Sen reproduit un possible dialogue intérieur ci-dessus peut très bien tenter de déplacer ses préférences dans une direction végétarienne, ce qui représenterait une action morale étant donné sa désapprobation de l’abattage des animaux. Cependant, elle peut très bien ne pas devenir totalement végétarienne, en raison de ses goûts alimentaires. Cette évolution est possible dans le cadre envisagé par Sen, mais pas dans celui d’Harsanyi. En outre, il est intéressant de noter que Sen souligne la pertinence de cette conception plurielle des préférences pour résoudre certains paradoxes de la théorie du choix social, et en particulier celui qu’il a lui-même mis en évidence. En effet, il est fort probable que le paradoxe libéral-parétien (Sen, 1970b) disparaîtrait si les individus concernés par le choix social opéraient un changement dans leurs préférences en allant vers un classement plus moral. Par exemple, leur morale pourrait inclure des valeurs libérales et les amener à établir un classement de préférence qui respecte mieux les désirs de l’autre (Ibid., p. 83).

Évidemment, cette technique du métaclassement semble difficile à rendre opérationnelle, du moins si l’on souhaite établir une mise en ordre complète. La transitivité et la complétude nécessiteraient que les gens aient une vision claire de ce qui est la bonne chose à faire dans toute situation, ainsi que du poids à donner aux préoccupations morales dans tout choix (Hausman et McPherson, 1993, p. 686). Sen admet lui-même que ce ne sera faisable très souvent que de manière partielle et que, « dans la plupart des cas, il sera difficile d’aller bien au-delà de l’expression limitée qu’autorise le doublet des préférences ‘éthiques’ et ‘subjectives’» (Ibid., p. 110). En effet, cette structure exige beaucoup plus d’informations que celles que l’on obtient en observant les choix réels des individus. Ces informations peuvent être opaques aux individus eux-mêmes. C’est pourquoi Sen fait référence à l’introspection et à la communication pour la mise en œuvre de cette structure. Mais l’autre difficulté de cette approche est de savoir quel classement prévaudra dans quelles circonstances.

Il est clair que les exigences de l’applicabilité peuvent entrer en conflit avec celles de la véracité. Les économistes souhaiteraient une forme canonique suffisamment simple pour être utilisée dans les analyses théoriques et empiriques. Mais ils souhaiteraient aussi une structure qui ne soit pas fondamentalement en rupture avec le monde réel, où la simplicité prend la forme de la naïveté (Sen, 1985d, p. 341). Le problème, c’est qu’il existe une tension apparemment inévitable entre la simplicité, la généralité et la précision théorique d’un côté, et la plausibilité, la reconnaissance de la complexité et le « désordre » de l’autre (Hausman, McPherson, 1993, p. 679). Le mérite de Sen est d’avoir mis l’accent sur les complexités de la rationalité et les dimensions multiples du comportement humain, décourageant les généralisations prématurées ou radicales. Mais le défi reste de modéliser cette palette de motifs de comportement.

S’il est assez aisé de montrer que le traitement du comportement rationnel en termes de cohérence interne des choix, ou de maximisation de l’intérêt individuel, est inadéquat, il est plus difficile de développer une structure alternative de rationalité qui contiendrait ce qu’on peut exiger de la raison dans le choix humain — qu’elle soit réaliste ou normative (Sen, 1987g, p. 71). Non seulement, il faut résoudre le problème des finalités de l’action mais, même quand les finalités sont clairement données, la traduction de celles-ci en actions dépend de plusieurs choses, et notamment des caractéristiques de l’interdépendance sociale dans le groupe étudié. Toutefois, il est à noter que Sen ne remet aucunement en cause le cadre maximisateur :

‘[le] problème ne vient pas du cadre de maximisation lui-même, qui peut être défini avec une plus grande flexibilité paramétrique […]. Il vient plutôt des caractéristiques très limitées des modèles standards de maximisation de l’utilité, qui annihilent cette flexibilité en exigeant l’indépendance vis-à-vis du menu, la complétude des classements de préférences, en ôtant toute signification aux processus, toute valeur aux actions, et ainsi de suite. (Sen, 2001, p. 52)’

Selon Sen (Ibid., p. 60), les concepts d’« identité », d’« action collective », de « responsabilité fiduciaire », de « codes moraux », de « normes procédurales » et de « contraintes auto-imposées » peuvent et doivent être incorporés dans un cadre de maximisation de choix individuel. La rationalité implique ainsi plusieurs caractéristiques qui ne peuvent pas être résumées dans une formule aussi simple que celle de la cohérence binaire. Toutefois, si Sen souligne l’importance de déterminants plus complexes du comportement rationnel, il ne fournit pas à proprement parler de caractérisation alternative du comportement rationnel. La piste qu’il propose est l’élaboration d’une relation cohérente entre les objectifs que se fixe une personne et les choix qu’elle fait.

Notes
293.

 Sen n’a pas vraiment développé ce concept après 1977, mais il a eu un large écho. Pour des discussions, critiques, applications et extensions de l’approche par les méta-classements, voir entre autres Baier (1977), Sen (1977b, 1979), McPherson (1982), van der Veen (1981),Hirschman (1982),Margolis (1982).

294.

 « Les premières (les préférences éthiques) doivent exprimer ce que l’individu préfère (ou, plutôt, préférerait) en fonction des seules considérations sociales ou impersonnelles, et les secondes (les préférences subjectives) doivent exprimer ce qu’il préfère en réalité, que ce soit en fonction de ses intérêts personnels ou de tout autre critère » (Harsanyi, 1955, p. 315).