Section II. Une conception de l’individu comme être social

‘C’est le pouvoir de la raison qui nous permet de considérer nos obligations et nos idéaux en même temps que nos intérêts et nos avantages. Nier cette liberté de penser revient à contraindre sévèrement la portée de notre rationalité.
Amartya Kumar Sen, 2000b, p. 270’

Nous avons vu que Sen réfute l’idée selon laquelle l’unique façon de comprendre les préférences réelles d’une personne soit d’examiner ses choix réels. Selon lui, « choisi » ne signifie pas nécessairement « préféré », en particulier parce que les individus sont des êtres sociaux et moraux. Par exemple, les préférences peuvent inclure des degrés de sympathie et d’engagement. Il existe des comportements compassionnels, normatifs, solidaires, coopératifs, etc., qui sont pour Sen (1973b, 1977d) parfaitement rationnels.

Lorsque l’on s’intéresse au comportement rationnel, on peut le faire de manière positive ou normative. Par exemple, Samuelson (1938) cherchait à déduire la relation de préférence à partir des comportements observés, et non à établir une norme de comportement moral. Sa perspective vise donc à décrire ce qui est, et non à adopter un point de vue normatif selon lequel ce qui est, est bon. On peut donc se demander si la morale importe dans l’analyse positive. En posant cette question, on revient sur un vieux débat concernant la distinction entre analyses positives et normatives. Répondre non signifierait que les économistes pourraient fournir une information technique indépendante de toute valeur.

Mais nous allons montrer dans cette partie que les principes moraux influencent les questions positives posées par les économistes et les réponses qu’ils trouvent plausibles. En effet, Sen (1985b) a mis en évidence trois présupposés moraux implicites dans la théorie standard de la rationalité individuelle qui, pourtant, se veut « neutre » (A). Et en rendant explicites ces principes moraux forts et contestables, Sen invalide la pertinence de cette théorie, en introduisant justement des principes moraux concurrents. D’une part, il montre que le bien-être de l’individu peut être affecté par ce qu’il perçoit du bien-être des autres et nous renvoie sur ce point à la notion de « sympathie » mise en lumière par Smith (1790) (B). D’autre part, l’individu peut rationnellement poursuivre d’autres objectifs que son propre bien-être, et faire preuve ainsi de comportement « engagé » (C). Enfin, il peut aussi être tout à fait rationnel de suivre des règles de conduite, bien que cela ne serve pas directement nos objectifs individuels (D).