A. Quand la morale perturbe l’idiosyncrasie des individus…

Sen (2000b, p. 268) souligne que la notion du « choix rationnel » désigne en économie, « avec une étonnante désinvolture, une méthode de choix fondée sur l’avantage personnel ». Dans ces conditions, on ne peut effectivement attendre que sa modélisation « donne une large part dans la conduite de nos choix et de nos actions à des considérations morales, à la justice ou à l’intérêt pour les générations futures » (Ibid.). Pour Sen, la rationalité ne doit donc pas s’arrêter là. En effet, l’insistance d’une partie de la théorie économique « à considérer qu’une personne ne peut vraisemblablement valoriser autre chose que son propre bien-être ne fait guère justice à l’étendue de la raison » (Sen, 2005c, p. 22). Le fait que Sen s’intéresse à l’aspect « agent » des individus l’amène à envisager qu’ils peuvent avoir des raisons de poursuivre autre chose que leur propre bien-être.

Il s’agit pourtant d’une possibilité a priori écartée par la théorie économique standard qui a tendance à considérer, comme le montre Sen (1985d), que les choix des individus ne concernent que leurs objectifs propres, qui eux-mêmes ne concernent que leur bien-être personnel (a). Il n’est donc aucune place pour une morale qui tienne compte de l’autre. Or, Sen montre que ce qui arrive à l’autre peut très bien affecter notre bien-être personnel. Il recourt pour ce faire à la notion de « sympathie » mise en évidence par Adam Smith (1790) dans sa théorie des sentiments moraux (b). En outre, même si notre bien-être n’est pas véritablement affecté par la situation des autres, il se peut aussi que nous poursuivions des objectifs qui dépassent l’amélioration de notre bien-être personnel. En ce sens, une meilleure compréhension de la rationalité individuelle doit inclure la notion d’« engagement », qui peut parfois amener l’individu à effectuer sciemment des choix qui entraînent une détérioration de son propre bien-être (c). Enfin, la morale des individus peut les amener à adopter certaines règles de conduite, dictées par les normes sociales. Or, celles-ci ne servent pas nécessairement leur intérêt immédiat, mais ne signifient pas pour autant que les individus sont irrationnels (d).