a. Le caractère idiosyncrasique de la théorie standard de la rationalité

Il semble que les relations entre la morale et la rationalité soient bien plus complexes qu’on pourrait le penser de prime abord. En effet, non seulement les principes moraux influencent les questions d’évaluation et de prescription, mais ils influencent également les questions positives posées par les économistes et les réponses qu’ils trouvent plausibles (Hausman, McPherson, 1993, p. 679). Les économistes ont parfois pensé que leurs techniques étaient neutres, mais généralement ils réfléchissent assez peu à la morale latente de leurs analyses, surtout positives. Or, le terme de « rationnel » est tout aussi normatif que celui de « moral ». Par exemple, caractériser un choix d’« irrationnel » ou d’« immoral » revient à le condamner, et non simplement à le décrire (Gibbard, 1990). Les théoriciens économiques auraient donc intérêt à prendre plus au sérieux les questions morales, ne serait-ce que pour être plus pertinents.

Dans un papier de 1985, « Goals, Commitment and Identity », Sen approfondit encore sa critique de la théorie du choix rationnel en identifiant et discutant trois éléments au fondement de la motivation de l’individu, qui dans la théorie standard sont compactés dans l’hypothèse de rationalité. Précisons que la « théorie standard » qu’il attaque ici est précisément la théorie des jeux avec son illustration bien connue : le dilemme du prisonnier 295 . Pour Sen, les analyses dans le cadre de la théorie des jeux ont contribué à une meilleure compréhension de certaines difficultés auxquelles doit faire face le concept de « rationalité » ; elles ont aussi clarifié la nature de certains problèmes que doit traiter une organisation sociale. Toutefois, la structure formelle de cette théorie largement utilisée est fondée sur des hypothèses qui limitent la classe des « systèmes de valeurs » qui peuvent être considérés (Sen, 1985d, p. 342). Il met donc en évidence trois présupposés moraux qui caractérisent le comportement rationnel dans cette théorie. Il s’agit de trois aspects du « moi », qui pour Sen (2005c, p. 35) contrastent avec un quatrième aspect qui serait le « moi » capable d’auto-examen et de raisonnement.

Le premier présupposé est que le bien-être de l’individu est centré sur lui-même ou égocentrique [self-centered welfare]. Cela signifie en particulier que l’individu ne ressent aucune sympathie ou antipathie à l’égard d’autrui ; son bien-être ne dépend que de sa propre consommation et des autres caractéristiques qui forment la richesse de sa vie. En second lieu, le bien-être (égocentrique) de l’individu détermine son but [self-welfare goal]. Autrement dit, le seul but de l’individu est de maximiser son propre bien-être. Mais, étant donné l’incertitude, l’individu cherche plutôt à maximiser la valeur attendue de ce bien-être. Ceci implique notamment que la théorie standard ne conçoit pas que l’individu puisse attacher directement de l’importance au bien-être des autres. Enfin, le but de l’individu — au service de son bien-être égocentrique — détermine son choix [self-goal choice]. Chaque décision, chaque action individuelle est guidée par la poursuite immédiate de son propre but, c’est-à-dire par la maximisation de son utilité. Partant, suivre des règles de conduite ou des principes indépendants des buts poursuivis par les agents est considéré comme irrationnel. Par exemple, le choix individuel n’est pas restreint, ni modifié par la reconnaissance d’une interdépendance mutuelle.

Aussi, pour Sen (1993a, p. 74), si l’objectif est de comprendre, d’expliquer et de prévoir le comportement humain de telle sorte que l’on puisse étudier utilement les relations économiques, et les utiliser pour la description, les prévisions et la formulation de politiques, il est évident que le rejet de toute motivation autre que celles, extrêmement étroites, de l’intérêt personnel est difficile à justifier, outre que ses fondements empiriques semblent douteux. Et le fait d’avoir déchiffré la complexité de la relation entre l’intérêt personnel et le comportement, implicite dans la théorie économique, lui permet d’invalider ce postulat de manière détaillée et pertinente. Et Sen (2005c, p. 46) poursuit cette invalidation en soulignant la distinction entre « intérêt personnel » et « raisonnement personnel » :

‘l’insistance portée sur la poursuite de l’intérêt personnel comme nécessité incontournable de la rationalité subvertit le « moi » en tant qu’être libre et doué de raison, en négligeant la liberté de raisonnement concernant ce qu’on doit poursuivre. L’approche de la rationalité en tant qu’intérêt personnel peut sembler superficiellement basée sur l’importance du « moi », mais tandis qu’elle privilégie l’intérêt personnel elle mine le raisonnement personnel. En effet, elle répudie la capacité la plus profonde du moi humain, celle qui nous distingue par de nombreux aspects des autres membres du règne animal, c’est-à-dire notre capacité à examiner et à raisonner. ’

Sans nier que le raisonnement personnel peut, dans bien des cas, amener à poursuivre son intérêt propre et auto-centré, il insiste sur le fait que ce ne doit pas être considéré comme un comportement systématique. Non seulement des préoccupations morales et politiques peuvent entrer en ligne de compte dans les choix personnels, mais même la poursuite de son intérêt propre peut nécessiter de prendre en compte la dimension sociale de la vie humaine.

Notes
295.

 Mais, lorsqu’il reprendra cette thèse lors des Royer Lectures de 1986, il dira plus généralement qu’il s’attaque à la structure du comportement « dans la littérature économique ordinaire », dans laquelle « la personne maximise sa fonction d’utilité, qui ne dépend que de sa propre consommation et qui détermine tous ses choix » (Sen, 1993a, p. 75).