b. Réintroduire la notion smithienne de « sympathie »

Par rapport à ces trois hypothèses de rationalité posées simultanément et combinées — le bien-être de l’individu est centré sur lui-même, le bien-être de l’individu détermine son but et le but de l’individu détermine son choix — Sen (1985d, p. 347) montre qu’elles sont tout à fait indépendantes et il invalide les deux premières simplement en arguant que les notions de « sympathie » et d’« engagement » peuvent être parfaitement rationnelles. Par exemple, une personne dont le bien-être est affecté par la misère des autres viole clairement la première hypothèse. Mais ce fait ne nous dit pas si le but de la personne inclut directement des considérations autres que son propre bien-être, ou si ses choix sont fondés sur autre chose que son propre but. De manière similaire, le but d’une personne peut inclure des objectifs autres que la maximisation de son propre bien-être, par exemple la justice sociale, et si cela viole le second axiome, la question reste ouverte pour les deux autres. Voyons d’abord la manière dont Sen s’inspire des écrits d’Adam Smith pour introduire la « sympathie » 296 comme l’une des motivations divergeant de « l’isolement indifférent, abstraitement pris pour hypothèse en économie » (Edgeworth, 1881).

La « sympathie » renvoie à l’idée que le bien-être d’un individu peut être affecté par celui des autres. La relation entre le bien-être d’une personne et celui des autres peut être positive ou négative, selon si la personne nourrit un sentiment de sympathie ou d’antipathie 297 . Et à ce titre, le bien-être d’une personne, défini au sens large, peut inclure la sympathie. Sen rappelle à ce sujet que Smith, injustement perçu par nombre de ses admirateurs contemporains comme le chantre de l’égoïsme rationnel, était l’auteur d’une Théorie des Sentiments Moraux, dans laquelle il explique que la « sympathie » joue un rôle central dans la motivation des comportements humains.

Pourtant, dans son essai intitulé « Smith’s Travel on the ship of the State », George Stigler (1975) commence par reprendre la remarque suivante de Smith « Si les principes de la prudence commune ne gouvernent pas toujours la conduite de chaque individu, ils influencent toujours la conduite de chaque classe ou ordre » et l’interprète en disant que « c’est l’intérêt personnel qui guide la majorité des hommes ». Sen (1993a, p. 24 et 2000b, p. 270) se saisit de ce passage afin de rendre le véritable sens donné par Smith à sa phrase. Chez Smith en effet, prudence et intérêt personnel sont des notions très différentes, et il est donc tout à fait inexact de les identifier, comme le fait Stigler.

‘Comme l’explique Smith dans la Théorie des Sentiments Moraux, la prudence est l’« union » de deux vertus que sont « la raison et l’entendement », d’une part, et « la maîtrise de soi » d’autre part (Smith, 1790, p. 189). La notion de « maîtrise de soi », que Smith a empruntée aux stoïciens, n’est en aucun sens identique à l’« intérêt personnel » ou à ce que Smith appelait self-love, l’« amour de soi ». (Sen, 1993a, p. 24)’

Si « la raison et l’entendement » font référence au fait d’agir dans le sens de ses intérêts personnels, la notion de « maîtrise de soi » est, elle, emprunte de sympathie et d’auto-discipline, en rapport avec la conception du bon comportement des stoïciens. Smith écrit d’ailleurs en se référant à leur doctrine : « L’homme [...] devrait se considérer non pas comme séparé et détaché de tout, mais comme un citoyen du monde, un membre de la vaste communauté de la nature » et « dans l’intérêt de cette grande communauté, il devrait à tout instant être disposé à sacrifier son propre petit intérêt » (Ibid.). Ainsi, la prudence dépasse largement la maximisation de l’intérêt personnel, cependant il s’agit tout de même, selon Smith, de la vertu « la plus utile à l’individu », tandis que « la bienveillance, la justice, la générosité et l’esprit public sont les qualités les plus utiles aux autres » (Smith, 1975 [1790], p. 189).

Sen considère que l’une des principales déficiences de la théorie économique contemporaine est d’avoir rétréci la vision très large que Smith avait des êtres humains, et il entend montrer que seule une approche erronée de son œuvre permet de le faire passer pour un défenseur inconditionnel du primat de l’« intérêt personnel » et du laisser-faire absolu :

‘la défense obstinée que faisait Smith de la sympathie, parallèlement à la prudence (dont la maîtrise de soi est une composante), a fini par disparaître dans les écrits de nombreux économistes se réclamant de la position soi-disant « smithienne » sur l’intérêt personnel et ses résultats. (Sen, 1993a, p. 25)’

Cette critique de Smith à l’encontre d’Epicure n’est pas sans écho avec celles que Sen adresse à l’intention d’un certain nombre d’économistes — Stigler, Edgeworth, et même Arrow et Hahn sont explicitement visés 298 . D’une manière générale, Sen entend remettre en cause tous ceux qui adhèrent à des doctrines monistes. Cette référence presque omniprésente à Smith dans la dernière partie de l’œuvre de Sen 299 et sa tentative de réhabiliter la pensée complexe du « père de l’économie moderne » s’inscrit dans une démarche plus générale qui cherche à redonner une dimension morale à l’économie. L’erreur à ne pas commettre, c’est confondre la sympathie et la bienveillance, d’une part, l’amour de soi (self-love) et l’intérêt égoïste (self-interest) d’autre part. Cette double confusion mène à juger incompatibles la sympathie et le self-love, et donc à voir « un problème Adam Smith » là où il n’y en a pas. Or, dans le texte d’Adam Smith, le self-love n’est pas l’opposé de la sympathie, il en est la modalité réflexive 300 .

Notes
296.

 Le terme anglais « sympathy » est traduit par « compassion » dans l’ouvrage français Ethique et Economie (1993a). La traductrice Sophie Marnat trouvait sans doute que « compassion » rendait plus justement l’idée puisque, dans le langage courant, on oppose généralement sympathie et antipathie, alors que la notion de « sympathy » contient les deux.

297.

 S’il est vrai que la théorie économique moderne considère parfois la sympathie comme un cas d’« externalité », nombreux sont les modèles qui excluent ces externalités. Dans tous les cas, la prise en compte de la sympathie n’exigerait pas une révision profonde de la structure de base de ces modèles. (Sen, 1993a, p. 99)

298.

Voir Sen, 1993a, p. 24 pour Stigler, p. 26 pour Edgeworth, p. 92 pour Arrow et Hahn.

299.

 Notons que cet intérêt accru pour Smith coïncide avec sa rencontre avec sa troisième femme, Emma Rothschild — qui a beaucoup fait pour divulguer la pensée de Smith à l’encontre des idées reçues. On peut d’ailleurs lire dans les remerciements de Un Nouveau Modèle Economique (Sen, 2000a) : « Emma Rothschild enfin, mon épouse, a dû lire successivement différentes versions de mes raisonnements et ses avis ont toujours été précieux. Son travail sur Adam Smith a été une de mes sources principales, puisque ce livre s’inspire, pour une bonne part, des analyses de cet ouvrage classique. Je le fréquentais assidûment avant de la connaître (comme mes plus anciens lecteurs s’en souviennent peut-être, mais l’influence d’Emma a encore aiguisé mon intérêt). »

300.

 De toutes les passions morales, la plus puissante est pour Smith le self-love, soit l’intérêt que l’on porte à sa propre personne. Et, cette affirmation de la suprématie du self-love sur la bienveillance est tout autant présente dans La Théorie des Sentiments Moraux que dans La Richesse des Nations. Pour une analyse très détaillée, voir Dupuy (1992, Chap. 3).