c. Prendre en compte les comportements engagés

Sen (2005c, p. 36) envisage un autre type de situation dans laquelle le but d’une personne peut inclure des objectifs autres que la maximisation de son propre bien-être, en lien avec ce qu’elle considère « bien ». Il s’agit d’un cas qui n’exige pas que son bien-être soit autre chose que centré sur soi :

‘Une personne peut ne pas se sentir mieux, ou plus heureuse, ou avantagée de quelque manière, par sa poursuite de la justice sociale, et être cependant déterminée à rechercher la justice sociale parce que « c’est bien ». […] la personne recherche la justice sociale non parce que cela la rendrait plus heureuse, mais parce qu’elle est engagée vis-à-vis de cette valeur. Son bien-être, dans ce cas, peut être ou non influencé favorablement par son sentiment de joie ou autres bénéfices personnels issus de sa capacité à mettre en œuvre la justice sociale, mais — et cela est le point important — elle ne recherche pas la justice sociale uniquement pour sa volonté de promouvoir son propre bien-être, et cette promotion ne se réduit pas au seul accroissement de son bien-être personnel. (Ibid.)’

Au-delà même de la recherche de bien-être ou de son intérêt personnel, un individu peut ainsi être prêt à consentir des sacrifices, au nom d’autres valeurs : la justice sociale, le nationalisme, le bien-être commun. Ce deuxième point, qui implique un « engagement » — et pas seulement de la « sympathie » — fait appel à des valeurs autres que le bien-être individuel, même considéré au sens large 301 . Ainsi, un individu peut avoir d’autres objectifs que son propre bien-être. Et il est important de saisir que, contrairement à la sympathie :

‘l’engagement suppose bien dans un sens très réel, un choix contraire aux préférences, ce qui anéantit l’hypothèse fondamentale selon laquelle une option choisie doit être meilleure (ou du moins aussi bonne) que les autres pour la personne qui la choisit : ce fait exigerait assurément que les modèles soient formulés tout différemment (Sen, 1993a, p. 99).’

Il y a « engagement » quand, sans être personnellement atteint, on choisit de mener une action qui apportera un degré de bien-être personnel inférieur à celui que procurerait une autre action que l’on pourrait également mener. C’est le cas des personnes qui luttent contre la torture par exemple, alors qu’elles ne sont pas directement concernées. Elles choisissent des actions qui seraient susceptibles d’éliminer des phénomènes qu’elles estiment condamnables, pour des raisons tout à fait indépendantes de leur propre bien-être. Il peut arriver que l’engagement ait pour conséquence la maximisation du bien-être personnel, même si au départ ce n’était pas le but recherché. Ce qui importe ici, ce n’est pas tellement le résultat de l’action, mais la motivation qui en est à l’origine, puisque Sen veut montrer que la rationalité qui pousse les individus à agir peut avoir des fondements non égoïstes ou idiosyncrasiques. Le point sur lequel Sen (2005c, p. 37) insiste est qu’« un engagement peut être une raison d’agir sans la moindre prise en compte d’une éventuelle perte issue d’un échec dans son engagement ».

Pour Sen (1993a, p. 99), il existe une distinction cruciale entre la sympathie et l’engagement en ce qui concerne leurs implications dans les modélisations de la rationalité individuelle. La sympathie peut d’une certaine manière être intégrée dans le modèle standard sous la forme d’une externalité. Ceci représenterait déjà un changement important, impliquant par exemple une remise en cause des théorèmes fondamentaux de l’économie du bien-être. Mais la structure de base du modèle ne changerait pas tellement puisque la rationalité consisterait toujours à maximiser son utilité individuelle. En revanche, l’engagement suppose une modélisation du comportement individuel très différente, et un déplacement hors de la sphère de l’utilité :

‘La caractéristique de l’engagement qui m’intéresse le plus ici, c’est le fait que l’engagement établit une distance entre choix personnel et bien-être personnel ; or une grande partie de la théorie économique traditionnelle se fonde sur l’identité de ces deux phénomènes. Cette identité est parfois obscurcie par l’ambigüité du terme « préférence », puisque l’emploi normal de ce mot permet d’assimiler la préférence à la notion d’amélioration de la situation personnelle, et que, dans le même temps il est tout à fait artificiel de définir « préféré » comme « choisi ». (Ibid., p. 100)’

Nous voyons ici que la question du comportement engagé est en lien avec la discussion sur les différentes préférences qu’un même individu peut avoir. Ce n’est pas tant finalement une question de choix contre-préférentiel que de choix fondé sur une préférence morale. « La notion d’engagement est évidemment en rapport étroit avec la morale de la personne » (Ibid.).

Notes
301.

 Notons que pour Sen (2000b, p. 268), la notion d’engagement est également présente chez Smith, même si elle ne l’est pas précisément sous ce terme, mais plutôt sous celui de « générosité » qui contraint l’individu à refréner son intérêt personnel et « pousse le spectateur impartial à considérer les principes de sa conduite » et peut aussi impliquer une « affirmation plus ferme de l’esprit public ». Précisons toutefois qu’il n’y a aucune présomption chez Sen selon laquelle l’action « engagée » doit être socialement et éthiquement désirable (Sen, 2001, p. 58).