Enfin, pour ce qui est du troisième postulat de la théorie standard de la rationalité — le but de l’individu détermine son choix —, Sen (1985d, p. 349 ; 1993a, p. 80) explique que les individus peuvent parfois ne pas agir en fonction de leurs objectifs personnels. Afin de discuter ce dernier postulat, il utilise et invalide la structure de la théorie des jeux. En effet, il montre que les actions peuvent être guidées par des « règles de conduite ». Il s’agit alors non plus d’un comportement strictement individuel, mais d’un comportement « social », c’est-à-dire censé tenir compte des buts respectifs des autres, et servir chaque individu au mieux.
Sen (1985d, p. 349) imagine des individus faisant face à une situation dans laquelle les profits prennent la forme d’un dilemme du prisonnier. Pour chaque partie du dilemme, la non-coopération mènera à un état meilleur ou préféré à la coopération, indépendamment de ce que les autres parties du dilemme font. La non-coopération domine la coopération. Comment peut-il être rationnel pour une partie de coopérer dans ces conditions ? Selon Sen, reprenant une fois encore un argument de Smith 302 , il est possible que les gens comprennent clairement leurs buts, souhaitent les maximiser, mais tiennent néanmoins compte des buts des autres, parce qu’ils reconnaissent la nature de l’interdépendance mutuelle des résultats accomplis par différentes personnes :
‘Le comportement est aussi, en fin de compte, une question sociale, et le fait de se demander ce que « nous » devrions faire, ou quelle devrait être « notre » stratégie, peut traduire un sens d’identité qui admet les buts d’autrui et les interdépendances mutuelles qu’ils supposent. Même si l’on n’intègre pas les buts d’autrui dans ses propres buts, la reconnaissance de l’interdépendance peut suggérer le respect de certaines règles de comportement qui n’ont pas nécessairement une valeur intrinsèque, mais qui ont une grande importance instrumentale dans la promotion des buts respectifs des membres du groupe. (Sen, 1993a, p. 79) 303 ’En fait, pour Sen (1973, 1974b, 1985b), non seulement l’hypothèse du comportement intéressé — traduisant des motivations propres à son bien-être exclusivement — n’est pas réaliste, mais elle s’avère en outre non efficace dans de nombreuses situations économiques — telles les activités de production. Sur ce dernier point, il réaffirme sa filiation smithienne, puisque Smith (1790, p. 160) considérait que les règles de conduite pouvaient permettre de « corriger une fausse représentation de l’amour de soi ». Autrement dit, il avait déjà mis en lumière le fait que l’individu peut se tromper en poursuivant directement ses propres buts, sans considération aucune pour autrui. Le fait de suivre les règles de conduite s’avère souvent bien plus efficace, à terme, pour aboutir aux buts que l’on s’est fixés. Sen réfute ainsi l’hypothèse consistant à faire du but de l’individu le déterminant direct et rationnel de son choix, autant sur le plan de la théorie positive que pour les questions normatives.
En effet, Sen (1985d, p. 349) cite Smith (1790, p. 160) : « Ces règles générales de conduite, lorsqu’elles ont été fixées dans notre esprit par la réflexion habituelle, sont très utiles pour corriger une fausse représentation de l’amour de soi, à propos de ce qui est convenable et approprié dans notre situation particulière ».
Sen reprend ici un conflit de principes que l’on trouve dans le dilemme du prisonnier. Soit la personne ne détermine ses choix qu’en fonction de ses propres buts, parce qu’elle suppose que les actions des autres sont indépendantes de ses propres actions. Il est alors rationnel d’adopter pour stratégie dominante un comportement non coopératif. Soit la personne envisage les actions en termes de stratégie sociale, en tenant compte des buts respectifs des autres, placés eux aussi devant le dilemme du prisonnier. La poursuite d’une stratégie coopérative est alors appropriée et rationnelle, puisqu’elle sert au mieux les buts respectifs de tous. Sen montre qu’il y a ici une réelle ambiguïté quant à ce que dicte la raison, car il existe d’excellentes raisons de choisir chacune des deux possibilités, même si elles sont contradictoires.