a. L’individu senien : intermédiaire entre individu isolé et homme universel

Chez Sen, les individus 304 sont une catégorie intermédiaire entre l’individu isolé et l’homme universel. Cette conception est apparue de manière implicite lors de ses discussions du concept de préférence, au cours desquelles il a distingué la préférence centrée sur le bien-être personnel, la préférence centrée sur le bien-être au sens large — incluant la sympathie —, la préférence éthique, voire même avec la préférence révélée. Autrement dit, l’individu senien est très loin de la figure de l’homo oeconomicus, et la configuration complexe et parfois paradoxale de ses préférences amène hors du champ de ce qu’on appelle aujourd’hui l’« individualisme méthodologique ». Comme chez Smith, « le sujet [senien] est radicalement incomplet ; il a désespérément besoin de ses semblables pour se forger une identité » (Dupuy, 1992, p. 86). Il se distingue également de l’homme universel tel qu’on le rencontre chez Harsanyi puisque les préférences éthiques varient d’une personne à l’autre.

Dans un article récent « Social Identity » 305 (2004c), Sen propose une sorte de synthèse de la manière dont il considère l’individu, expliquant que la notion d’identité mérite de recevoir plus d’attention qu’elle n’en reçoit pour l’instant. Il s’interroge à nouveau sur l’analyse du comportement humain en posant les questions suivantes :

‘Est-ce qu’une personne s’identifie à quelqu’un d’autre lorsqu’elle décide des objectifs qu’elle veut poursuivre et des choix qu’elle doit faire ? Ou la personne n’est-elle concernée que par son propre intérêt ? L’idée d’identité sociale est-elle vide de sens pour étudier les régularités comportementales si aucune identification autre qu’avec soi n’est impliquée ? (Ibid., p. 8)’

Si une grande partie de la théorie économique évite ce genre de question et tend à procéder comme si l’intérêt personnel était la motivation dominante, Sen au contraire pense qu’il est crucial d’incorporer une psychologie et une sociologie de l’identité dans la caractérisation de la perception de soi et du comportement individuel en économie 306 . En effet, la perception qu’une personne a de son propre bien-être peut être influencée par la position des autres, non seulement parce qu’elle sympathise avec autrui, mais en fait parce qu’elle s’identifie à eux. Ce fait était apparu clairement lors de son étude des inégalités persistantes entre hommes et femmes. Rappelons que Sen (1989b, p. 69) avait mis en évidence le « rôle que les perceptions non individualistes et d’auto-privation jouent dans l’exploitation des femmes indiennes » pour expliquer la survie et la force des inégalités intrafamiliales dans l’Inde rurale. Les femmes peuvent ne pas avoir le sens de leur individualité et associer leur bien-être personnel à celui de leur famille. En notant que l’identification de ses intérêts à ceux d’un groupe auquel on se sent appartenir pouvait être consciente ou inconsciente, Sen (1985d, p. 348) fait alors référence à Marx (1857-58) : l’économie politique contemporaine suppose que « chaque personne n’a que son propre intérêt en tête », alors qu’en fait, cet intérêt propre est un intérêt « socialement déterminé ». D’autre part, le comportement peut être influencé par un sens du devoir envers les autres ou par une adhésion à des normes de conduite acceptables. Par exemple, l’identité de femme induit un sens du devoir envers les autres membres de la famille et le respect de règles de conduite qui ne s’appliquent pas aux hommes. Aussi, selon que l’on se considère comme un homme honnête ou comme le membre d’une bande criminelle, notre sens du devoir aura tendance à diverger radicalement — impliquant une importante divergence de rationalité du comportement. De la même manière que l’engagement, ce type de motivation est en rapport étroit avec la morale de la personne — qui est elle liée à la question identitaire 307 . Cependant, « cette question est morale en un sens très large, qui recouvre des influences diverses, religieuses ou politiques, des plus mal comprises aux mieux défendues » (Sen, 1993a, p. 100).

L’identité est toujours « sociale » chez Sen ; elle est forcément liée à un contexte social, à un rapport aux autres. Comme le remarquent Teschl et Derobert (2001, p. 2), le concept d’identité personnelle — d’une identité qui exprimerait ce qu’une personne est — reste vacant. Cela s’explique certainement par le refus de Sen d’être tenu pour « excessivement individualiste » ou « insuffisamment social » (Ibid.). Toutefois, il y a bien l’idée chez Sen de rationalité individuelle et la conception qu’il défend est fortement influencée par ses réflexions sur l’identité sociale des individus 308 . En ce sens, Sen (1997a) prône une reformulation des axiomes de comportement rationnel, qui tienne compte de l’influence sur les préférences du contexte dans lequel s’inscrit l’acte de choix. Or, le contexte du choix inclut deux influences primordiales (Ibid., p. 747) : (i) la dépendance vis-à-vis de la personne qui choisit, et (ii) la dépendance vis-à-vis du menu. D’une part, le comportement de maximisation ne peut être saisi si l’on ignore l’identité de la personne qui choisit — pour des raisons de réputation, d’engagement social, d’impératif moral ou de convention. D’autre part, le choix peut être influencé par les alternatives qui forment le « menu » — ce qui implique qu’une relation de préférence binaire puisse être inadéquate pour prédire les choix d’une personne vis-à-vis de divers menus. Pour Sen (2005c, p. 14), les « raisons de choisir » peuvent être très diverses, et il serait erroné de vouloir éliminer cette diversité par une astuce de définition, ou par l’hypothèse empirique arbitraire d’une instrumentalité complexe. La raison ne doit pas venir en second quand on cherche à définir la rationalité. Or celle-ci ne peut être appréhendée sans connaissance des diverses identités de la personne et de celle qui aura tendance à prévaloir pour certains types de choix.

En effet, Sen (2004c) tente d’invalider deux idées fréquemment admises : (1) on aurait une identité unique du moins principale ou dominante 309  ; et (2) on découvrirait plutôt que l’on choisirait son identité. En premier lieu, Sen considère que chaque individu possède plusieurs identités, puisque nous appartenons tous à plusieurs types de collectivité — selon la nationalité, l’ethnie, la langue, la profession, le sexe, etc. —, et l’importance de chacune de ces identités particulières varie selon le contexte. Ensuite, s’il est vrai que l’on ne peut pas toujours avoir l’identité que l’on souhaiterait — « les choix de toute sorte sont toujours sous contrainte » (Ibid., p. 15) —, il est possible de décider si un type de classification est important pour nous ou non. À cet égard, Sen distingue, d’une part, la reconnaissance des identités pertinentes et, d’autre part, l’importance relative que l’on accorde à ces différentes identités. Cette perspective entraîne nécessairement une conception large et non figée des préférences individuelles et de leurs structurations.

Notes
304.

 Chez Sen, il ne semble pas y avoir une utilisation spécifique et précise des termes « individus », « personnes », « agents » comme cela est très courant en économie. Mise à part son insistance à utiliser « il » ou « elle » de manière indifférenciée de manière à refléter son intérêt pour la question du genre en économie, il ne fait pas de distinction terminologique claire afin de refléter la conception de l’être humain qu’il mobilise dans ses analyses.

305.

 Il s’agit d’un article dont le contenu a déjà été présenté lors d’une allocution au Collège de France le 27 mai 2001. Il s’appuie sur trois contributions publiées précédemment : Reason before Identity (1999f) issu des Romanes Lectures tenues à l’université d’Oxford en 1998, « Beyond Identity: Other People » (2000d) présenté lors de la conférence annuelle de la British Academy en 2000, et « The Smallnest Thrust upon Us » (2001c).

306.

 Cette proposition commence à émerger de plusieurs parts dans la discipline, notamment chez les économistes travaillant sur l’économie des organisations (voir en particulier Akerlof et Kranton 2000, 2003).

307.

 Pour Sen (1985d, p. 348), la nature du langage d’un individu dévoile souvent une identité très large. « Nous » demandons des choses ; « notre » action reflète « nos » préoccupations ; « nous » protestons contre les injustices qui « nous » sont faites.

308.

 L’inverse est vrai également : ses réflexions sur la rationalité individuelle l’ont certainement aidé à formulé et à développer l’idée d’identité sociale.

309.

 Sen s’oppose ici à la thèse communautariste selon laquelle l’identité de l’individu est principalement déterminée par sa communauté d’appartenance. Cette opposition se comprend aisément en lien avec son expérience indienne des conflits entre communautés religieuses. À cet égard, ce n’est pas un hasard si, dès l’introduction, Sen (2004c, p. 8) insiste sur l’aspect délicat du sujet identitaire en soulignant qu’« un sens de l’identité peut être source de fierté ou de confort, mais il peut aussi être la source d’une irritation, d’une hostilité et même d’une violence ».