b. De l’importance de la raison pour la liberté de choix

Dès sa première conférence spécifiquement dédiée au thème de l’identité, Sen (1999f) défend la prévalence de la raison sur l’identité — ce qui apparaît explicitement dans le titre Reason before Identity. Il considère que chaque individu a plusieurs identités sociales, et que celles-ci sont ou devraient être le résultat de choix délibérés. Sans nier le fait que la communauté ou la culture d’appartenance d’une personne ait une influence majeure sur la manière dont elle perçoit une situation et envisage ses décisions, Sen pense que l’on ne doit pas pour autant éliminer la possibilité et l’importance du choix et du raisonnement quant à l’identité.

Sen (2004c, pp. 16-18) s’oppose ainsi aux analyses communautariennes selon lesquelles il est présumé — explicitement ou non — que l’identité d’un individu par rapport à une communauté est la seule identité significative de cet individu, ce qui implique non seulement que les jugements moraux d’une personne doivent être fondés sur les valeurs et les normes de la communauté à laquelle il appartient, mais également que ces jugements peuvent être éthiquement évalués seulement au sein de ces valeurs et ces normes. En effet, les individus ayant plusieurs identités par leur participation à divers groupes sociaux, ils devraient être conscients du fait qu’ils ne sont pas guidés par un seul ensemble de normes ou de règles traditionnelles. Selon Sen, c’est à eux d’évaluer la force de leur attachement aux divers groupes auxquels ils sont associés, et de former leurs comportements et leurs attitudes en conséquence. Sen va même jusqu’à suggérer qu’il est irresponsable de ne pas faire de telles réflexions, tout en admettant la possibilité de tensions intrapersonnelles dues à ces différentes identités sociale.

En tout cas, on comprend mieux pourquoi Sen (1977d) considère que l’individu, tel qu’il est représenté dans les modèles économiques standard, est soit un « idiot rationnel », soit un « demeuré social ». C’est bien en ce sens qu’il élabore une distinction fondamentale entre la préférence au sens large de l’état des choses qu’une personne valorise, et la préférence dans le sens étroit du bien-être personnel ou de l’intérêt propre, qui se traduit aussi par une distinction entre les concepts de « bien-être » et d’« agence » 310 (Sen, 1985a). Il lui semble qu’en ignorant ces distinctions, la théorie économique orthodoxe ôte implicitement toute liberté de penser à l’individu.

Pour Sen (2005c, p. 13), les concepts de rationalité et de liberté ne sont pas indépendants l’un de l’autre, et ils entretiennent même une relation réciproque. L’idée que « sans la liberté de choix, l’idée d’un choix rationnel serait vide de sens » (Ibid., p. 15) est omniprésente dans ses travaux. En ce sens, la rationalité individuelle doit être comprise comme une démarche, incluant « le raisonnement pour comprendre et évaluer les buts et les valeurs en vue de faire des choix » (Ibid., p. 45). Il souligne la diversité des raisons de choisir, distinguant notamment trois questions auxquelles le choix peut répondre : « qu’est-ce qui sert le mieux mon intérêt ? », « quels sont mes buts ? » et « que dois-je faire ? » (Ibid.). Cette priorité accordée à la raison dans le choix des actions et dans toute décision semble être héritée de la figure indienne qui a marqué son éducation, Rabindranath Tagore :

‘Se demander pourquoi l’on fait quelque chose, ce que l’on obtient en le faisant […] Est-on suffisamment auto-critique ? Se pose-t-on les bonnes questions ? Est-ce que cela est bon pour nous ? Qu’est-ce que cela fera aux autres, parce que nous appartenons aussi à la communauté mondiale ? Que devons-nous aux autres et qu’est-ce que les autres nous doivent ? De quelle façon sommes-nous reliés les uns aux autres ? On peut dire que les techniques d’analyse de Tagore […] sont plus pertinentes que celles de Gandhi, qui était moins concerné par la raison dans un sens large. Prendre en compte l’affection, les sentiments et les émotions, mais en même temps les soumettre à un examen raisonné. Ceci constitue la quintessence du territoire de Tagore. (Barsamian, 2001, pp. 3-4)’

Cette façon de concevoir la rationalité est en lien immédiat avec l’idée de liberté individuelle. Etre libre de déterminer ce que l’on veut plutôt que d’être guidé par la tradition ou la foi inébranlable en certains principes était en effet ce qui distinguait Tagore de Gandhi. Dès son premier article traitant des raisons des jugements de valeur individuels, Sen (1967) s’était déjà opposé implicitement à la façon gandhienne de concevoir la rationalité. Il prenait en effet l’exemple d’un jugement de valeur compulsif et basic en faveur de la non-violence, typiquement illustré par Gandhi bien que son nom ne soit pas cité par Sen. Cela signifie que la personne à l’origine de ce jugement le défendra toujours quelles que soient les circonstances et quels que soient les autres aspects du choix. Dans ce cas, le principe sera prioritaire sur tous les autres principes envisageables même si, par exemple, il entre en conflit avec l’objectif d’un bonheur plus grand (Sen, 1967, p. 56).

Sen considère d’ailleurs que dès lors que l’on valorise la liberté individuelle, ou l’« autonomie », ce n’est pas tant le respect de la préférence individuelle qui compte que l’éventail de choix proposé par le menu et le fait que la personne réalise elle-même ses choix. Sen (2005c, p. 18) distingue deux aspects différents de la liberté : l’aspect « opportunité » et l’aspect « processus » :

‘La liberté peut être valorisée pour l’opportunité intrinsèque qu’elle offre à la poursuite de nos buts et objectifs. Dans l’évaluation de nos opportunités, on doit concentrer son attention sur la capacité réelle d’une personne à réussir ce qu’elle a des raisons de valoriser. Dans ce contexte spécifique, l’accent ne porte pas directement sur les processus mis en œuvre, mais plutôt sur les opportunités réelles de succès qu’ont les personnes concernées. On peut établir un contraste entre cet « aspect opportunité » de la liberté et une autre perspective qui se concentre plus particulièrement sur la liberté impliquée par le processus lui-même (par exemple, la personne est-elle libre de choisir elle-même ou est-ce que d’autres personnes interviennent dans le choix ou empêchent celui-ci, etc.). C’est l’« aspect processus de la liberté ».’

Ses conférences Arrow 311 ont pour objet de défendre la légitimité de ces deux aspects de la liberté, montrant pourquoi aucun des deux ne peut absorber l’autre. « Nous pouvons accorder de la valeur aux objectifs, liés à un résultat précis, mais nous pouvons aussi valoriser le processus de choix par lequel nous y parvenons » (Sen, 2005c, p. 487). Dans les deux cas, il s’agit bien de la capacité d’agence d’une personne, ce qui entraîne une manière particulière de concevoir les préférences individuelles. En ce qui concerne l’aspect « opportunité », Sen (Ibid., p. 482) estime que l’autonomie entraîne au moins trois implications en termes de préférences :

‘D’abord, on peut montrer qu’une personne peut avoir quelque chose à dire sur le statut de ses propres préférences (par exemple, qu’elles sont dans le cas des fumeurs, « regrettables »). C’est à elle de décider de l’importance à accorder à une préférence qu’elle a, plutôt qu’une autre préférence qu’elle préfèrerait avoir. […] En second lieu, la personne peut retenir la liberté de réviser ses préférences quand et comme elle le désire (et quand et comment elle est capable d’y parvenir). […] Troisièmement, qu’une personne soit ou non capable de réviser ses préférences, elle peut avoir de bonnes raisons de ne pas apprécier que les autres considèrent ses préférences comme « données » […]’

En ce qui concerne l’aspect « processus », Sen (Ibid., p. 488) considère que les préférences peuvent être pertinentes de deux manières :

‘(1) Préoccupation personnelle du processus : les individus peuvent avoir des préférences concernant les processus qui s’inscrivent dans leurs vies.’ ‘(2) Préoccupation systématique du processus : les individus peuvent aussi avoir des préférences concernant les processus qui fonctionnent comme règles générales dans le fonctionnement de la société.’

Comme le reconnaît Sen (Ibid., p. 48), cette approche donne à la personne une liberté considérable concernant les raisons diverses qui peuvent être invoquée quant à ses préférences. Ces raisons peuvent très bien dépendre uniquement de la personne elle-même et être imperceptibles pour un observateur extérieur, dès lors qu’elle ne souhaite pas les communiquer. De cette manière, — en plus du caractère idiosyncrasique des hypothèses de comportement rationnel de la théorie économique standard — Sen remet en cause plusieurs autres postulats standards concernant la rationalité individuelle : la complétude, l’anonymat et le système binaire de préférences. Ce qui ne lui convient pas dans l’approche standard réside principalement dans son échec à tenir compte explicitement, et de manière pertinente, du rôle du raisonnement pour distinguer le rationnel de l’irrationnel. Il considère en effet que le raisonnement peut exiger plus que de la cohérence pour les choix entre diverses alternatives envisagées dans un système binaire.

Notes
310.

 La notion d’« agence » chez Sen souligne le fait que les individus peuvent avoir des buts, des engagements ou des valeurs ne coïncidant pas avec leur accomplissement en termes de bien-être. Elle ne peut être comprise sans tenir compte de la conception du bien de la personne, qui est en lien avec son identité. D’autre part, en parlant d’agence, Sen fait référence à l’autonomie, à la liberté personnelle, ce qui signifie que l’on doit considérer les individus comme des êtres responsables, et capables de choisir leur identité. (Derobert et Teschl, 2001, p. 3)

311.

 Les conférences Arrow furent données à l’université de Stanford au printemps 1991 sous le titre « Liberté et choix collectif » et publiées quelques peu modifiée dans Sen (2005c, Chap. 20, 21, 22).