c. La rationalité comme correspondance entre raisonnement et choix

Si Sen est très critique envers les définitions existantes de la rationalité individuelle, il est rare de trouver dans ses écrits une définition claire qui lui conviendrait. Il semble cependant que cette définition apparaisse dans un article de 1985 312  : « La rationalité doit se préoccuper de la correspondance entre le choix réel et l’usage de la raison » (Sen, 1985g, p. 111, nous soulignons). En ce sens, il distingue deux types d’irrationalité : « l’irrationalité dans la correspondance » et « l’irrationalité dans la réflexion » (Ibid., p. 112) :

‘Dans le cas de l’« irrationalité dans la correspondance », la personne échoue à faire la chose qu’elle-même considère juste (ou aurait considérée ainsi après une réflexion attentive sur cette question), alors qu’avec l’« irrationalité dans la réflexion », la personne échoue à voir que les objectifs qu’elle souhaite poursuivre auraient été mieux servis par un autre choix (sur la base de l’information qu’elle a).’

Dans le premier cas, la personne rejetterait son propre choix après réflexion ce qui, en pratique, signifie soit qu’elle n’a pas (assez) réfléchi avant d’agir, soit qu’elle n’a pas fait ce qu’elle voulait faire. Dans le second cas, la personne est irrationnelle à cause de la nature limitée du raisonnement dont elle est capable, due « peut-être au manque d’entraînement concernant les problèmes de décision » (Ibid., p. 122).Dans les deux cas, on pourrait objecter qu’il n’est pas facile de trouver un critère simple permettant de diagnostiquer l’irrationalité. Or, Sen est loin de considérer cette limite comme une faiblesse de son approche. Au contraire, il revendique les indécidabilités partielles comme faisant partie intégrante de sa thèse — thèse qui ne cherche pas à masquer les ambiguïtés inhérentes de la notion de rationalité.

Il apparaît que sa définition de la rationalité est bien loin du welfarisme, et même du conséquentialisme au sens large :

‘Mis à part les problèmes psychologiques impliqués dans cette question, il y a d’autres considérations qui questionnent la perspective conséquentialiste dans son entier, il s’agit de la pertinence du libre-arbitre (qui prend quelle décision). L’information à ce sujet est perdue dans les « loteries de conséquences », qui ne distinguent pas le cheminement par un « nœud de décision » et par son opposé un « nœud de hasard » tant que les conséquences sont les mêmes. Cependant, il existe une manière de caractériser le « raisonnement conséquentiel » qui permettrait que de telles considérations soient incluent […]. (Ibid., p. 118)’

Cette question du libre-arbitre — ou de la capacité d’agence — est à mettre en lien avec une autre question qui est celle de la « sensibilité à l’information ». Sen (Ibid.) remarque que si l’information qu’une personne rassemble quant aux prix et à l’incertitude est reflétée dans les spécifications des « loteries de conséquences », les informations que possède la personne sur la loterie elle-même ne sont pas prises en compte. Or, la valeur qu’une personne attache aux conséquences peut dépendre des choses qu’elle apprend quant à la loterie à laquelle elle fait face. Afin d’illustrer cette question, Sen prend trois exemples. Nous retiendrons le dernier qui concerne le choix de carrière d’Ayesha — une immigrante aux Royaume-Uni qui hésite entre devenir avocate en droit civil ou en droit commercial :

‘Etant donné ce simple choix, elle inclinerait vers le dernier. Mais elle apprend qu’il y a certaines irrégularités techniques dans ses papiers d’immigration (sachant qu’elle vient de ce que l’on appelle poliment les pays du « nouveau » Commonwealth, par opposition aux blancs), elle a environ 50 % de chances d’être simplement expulsée du RU plutôt que d’exercer l’une ou l’autre des deux pratiques là-bas. Elle décide alors que si les perspectives sont ainsi, et si elle n’est pas expulsée, elle préférera devenir une avocate en droits civils. (Ibid., p. 122)’

Dans ce cas, le raisonnement d’Ayasha est influencé par une information liée au contexte de son choix. « Le monde n’a pas changé, mais sa compréhension du monde est affectée par l’incertitude à laquelle elle est confrontée concernant son expulsion » (Ibid.). Sa préférence conditionnelle a donc évolué en fonction de cette information, bien que sa préférence stricte soit elle toujours la même. On retrouve implicitement dans cet exemple l’idée qu’une identité sociale peut prendre le dessus dans certains contextes et avoir une influence déterminante pour un choix personnel. La nature de l’incertitude d’Ayasha est clairement liée à son identité d’immigrante non blanche et l’amène à développer un sens de la « responsabilité » envers ceux qui partagent cette identité ou les discriminations qui en découlent. En outre, il y a bien ici une influence des informations sur le processus, et le choix ne découle pas seulement d’une évaluation des résultats.

Bien évidemment, cette approche de la rationalité est sujette à de nombreuses critiques, que Sen (2005c, pp. 47-50) recense. Premièrement, il existe une grande latitude quand il s’agit de décider si une personne est rationnelle ou non. Autrement dit, il n’y a aucun test de sûreté pour savoir si les choix d’une personne sont compatibles avec l’examen raisonné qu’elle pourrait entreprendre. Sen (Ibid., p. 47) l’admet, mais considère que cela est inévitable dès lors que l’on envisage la rationalité comme une démarche complexe, et non comme l’application mécanique de formules simples. À cet égard, il souligne la nécessité d’explorer divers critères qui pourraient être utilisés.

Deuxièmement, cette approche est très dépendante du raisonnement de la personne concernée par le choix, et ne fournit aucun moyen de montrer l’irrationalité d’une personne qui estime avoir réalisé un examen raisonné avant de choisir. Cette difficulté provient du fait que la rationalité est une démarche intellectuelle, et non une chose imposée de l’extérieur. « Si la rationalité inclut la démarche de liberté, la non-imposition de « tests » dictés par l’extérieur fait aussi partie de la liberté, de même que la nécessité de soumettre ses propres décisions et valeurs à un examen astreignant est nécessaire à la démarche globale » (Ibid., p. 48). Bien que Sen établisse une distinction entre « examen raisonné » et « pseudo-réflexion avec absence de sens critique », si la personne concernée n’est pas capable de reconnaître son manque d’examen ouvert, l’évaluateur peut difficilement faire admettre son irrationalité dans la réflexion.

Troisièmement, certaines critiques ont mis en évidence le côté trop astreignant de la démarche d’examen raisonné pour être constamment mis en œuvre lors d’un choix rationnel. À cela, Sen (Ibid., pp. 48-49) répond que la nécessité de se conformer à un examen ne signifie pas que l’on doive entreprendre explicitement un tel examen avant chacun de nos choix : « Dans nos choix quotidiens, nous devons nous fier à des règles que nous avons appris à suivre, et nous servir de nos perceptions instantanées basées sur des expériences passées, même si le besoin de réévaluer et de réviser est toujours présent ».

Notes
312.

 Cet article se veut une réponse à Harsanyi (1978). Ce dernier a en effet présenté son « modèle de choix rationnel du comportement social » en notant que sa théorie est une « théorie normative » et que « formellement et explicitement elle traite la question de comment chaque joueur doit agir afin de promouvoir ses intérêts propres efficacement ». En contraste, Sen propose une définition de la rationalité qui vise autre chose que la promotion de ses intérêts propres. Plus fondamentalement encore, Sen estime que sa conception n’est prescriptive qu’en partie seulement — principalement en ce qui concerne la rationalité dans la réflexion.