Section III. La délibération entre êtres sociaux et raisonnables comme fondement de l’approche par les capabilités

‘De tout temps, des hommes se sont efforcés de fonder en raison leur définition d’une société meilleure et plus acceptable. Aristote […] pensait aussi que les hommes avaient la faculté de modeler l’avenir à condition d’exercer leur capacité de choix rationnel. Pour ce faire, nous avons besoin d’un cadre d’évaluation approprié, d’institutions qui favorisent les fins que nous poursuivons et les valeurs auxquelles nous nous référons et, enfin, de normes de comportements et de raisonnements qui nous permettent d’atteindre les objectifs que nous avons définis.
Amartya Kumar Sen, 2000b, p. 249’

Chez Sen, la rationalité est envisagée d’une manière moins calculatrice que dans la théorie économique standard. Autrement dit, la rationalité n’est pas purement instrumentale quant aux propres fins des individus qui la mettent en œuvre. En ce sens, elle est plus proche de la notion de raisonnable que de celle de rationnel — telles qu’on les conçoit habituellement. Plutôt que de définir la rationalité par certaines conditions stéréotypées — « cohérence interne des choix », « poursuite intelligente de l’intérêt personnel », « comportement de maximisation » 313  —, Sen (2005c, p. 14) préfère la considérer en termes plus généraux, « comme la nécessité de soumettre ses choix aux exigences de la raison ». Sen (2000b, p. 277) parle d’ailleurs de « choix raisonné » plutôt que rationnel, ou d’« intelligence constructive » (Ibid., p. 278) afin d’aller vers un « progrès social raisonné » (Ibid., p. 276).

Il y a bien l’idée, comme chez Descartes, que le fait de penser s’apparente au fait de douter, de concevoir, d’affirmer ou de nier, de vouloir ou non, de sentir et d’imaginer. S’il est rationnel d’agir d’une manière qui s’accorde à ses désirs et croyances (Mongin, 2002, p. 302), la rationalité exige plus chez Sen. Il y a également l’idée de Mouchot (1996, p. 252) selon laquelle un comportement rationnel doit être issu d’une délibération et d’un choix éclairés par une sagesse, une vision du monde. La délibération, pour Sen, doit être réalisée par l’individu avec lui-même, en confrontant ses diverses préférences respectant plus ou moins sa morale personnelle. Mais elle doit également être enrichie par la discussion et la confrontation d’idées, de connaissance et de croyances avec l’Autre. Le choix est entendu non seulement comme un résultat, mais aussi comme un processus qui peut être éclairé ou non. Quant à la vision du monde qui guide le choix rationnel, elle rejoint l’idée senienne d’« objectivité positionnelle » et peut évoluer par l’élargissement des connaissances et la confrontation des points de vue. D’où l’importance du débat public comme préalable à la structuration des préférences qui guideront le choix collectif (A)

C’est cette conception élargie de la rationalité individuelle qui lui sert de fondement pour formuler son idée de la démocratie — au cœur de sa conception de la rationalité collective. Sen (1999e, p. 10) distingue trois façons complémentaires de concevoir la démocratie. D’une part, il considère que la participation politique et sociale a une valeur intrinsèque pour la vie humaine et le bien-être individuel. D’autre part, la démocratie possède une valeur instrumentale dans le renforcement de l’écoute et du soutien politiques que les gens obtiennent quant à leurs besoins économiques. Enfin, le point le plus important sans doute pour Sen est que la pratique de la démocratie joue un rôle constructif puisqu’elle offre aux citoyens l’opportunité d’apprendre les uns des autres, et aide ainsi la société à former ses valeurs et ses priorités. « Même l’idée de ‘besoins’, incluant les ‘besoins économiques’, requiert la discussion publique et l’échange d’informations, de conceptions, et d’analyses » (Ibid.). Dès lors, émerge la possibilité d’une rationalité éthique permettant d’aboutir à des valeurs collectives pouvant servir la liberté de tous (B).

En ce sens, Sen (Ibid., p. 365) considère que les résultats d’impossibilité « militent contre la possibilité générale d’un cadre ordonné et systématique pour l’évaluation normative de l’inégalité, de la pauvreté, ou pour identifier une tyrannie intolérable et des violations de liberté ». Une évaluation sociale juste ne peut être envisagée autrement que dans son contexte précis, dans des conditions de transparence et de libre débat (C).

Notes
313.

 Rappelons que Sen ne conteste pas l’idée d’envisager le choix comme un comportement de maximisation. En revanche, il refuse fermement d’identifier la maximisation à l’optimisation, car la première « requiert simplement le choix d’une alternative qui n’est pas jugée être pire qu’une autre » (Sen, 2005c, p. 130), et non le choix de l’alternative la meilleure qui impliquerait la complétude des jugements.