A. Sortir du choix social mécanique : le débat public comme préalable à la structuration des préférences individuelles

Pour Sen (2005, p. 12), « la démocratie a des exigences qui transcendent l’urne électorale ». En ce sens, il rejoint volontiers Rawls (1999, p. 579) qui la définit comme « l’exercice de la raison publique » et voit dans « le débat en soi » son concept fondateur plus, en tout cas, que ceux de scrutins et d’élections. D’ailleurs, de ses travaux en théorie du choix social et de ses discussions avec les philosophes politiques notamment, Sen (2005, p. 13) a retenu que « le processus de décision, grâce à la discussion, peut enrichir l’information que nous avons sur une société donnée, sur les propriétés individuelles, qui elles-mêmes peuvent évoluer à la suite d’une délibération publique ». Mais cette idée, impliquant des jugements non définitifs et devant être ouverts au débat public, est présente, comme nous l’avons vu, depuis ses premiers travaux.

Partant, le théorème d’Arrow démontre notamment que « la règle majoritaire, mais aussi tous les mécanismes de décision qui reposent sur la même base d’informations, c’est-à-dire le classement individuel des choix possibles, mènent à une contradiction logique ou à une frustration, sauf à admettre la solution dictatoriale, dans laquelle l’ordre des préférences d’un seul vaut pour tous » (Sen, 2000b, p. 251). Ce résultat ne doit donc pas invalider les autres procédures de décision démocratiques, qui reposent sur d’autres règles que celles du vote. En effet, la base d’informations retenue par les règles du vote est « des plus limitée et ne saurait servir de façon adéquate à former des jugements informés sur des problèmes économiques de bien-être […] parce qu’il en résulte des incohérences […] mais surtout parce qu’il n’est pas possible de formuler un jugement social avec si peu d’informations » (Ibid., pp. 251-252)

Ainsi, la démocratie n’est pas l’application de la loi de la majorité, mais la tolérance — la tolérance des visions minoritaires et la tolérance des critiques. En revanche, Sen rappelle ce que Tagore disait : « tolérer l’injustice est aussi grave et nuisible que faire l’injustice » (Chanda, 1998, p. 1). Ce qui est certain, c’est qu’aucune institution n’est adéquate en elle-même ; tout dépend de l’utilisation que l’on en fait. Il en va ainsi pour la démocratie. En ce sens, Sen considère que ce n’est que grâce à l’exercice de « la raison, qui nous permet de considérer à la fois nos devoirs et nos idéaux, nos intérêts et nos avantages » (Shaikh, 2004, p. 7) que les individus pourront vraiment donner toute sa portée à la démocratie. Dans une large mesure, cette institution dépend de ce que l’on est prêt à y mettre. Ce point de vue de Sen fait écho à ce que Dewey (1939-1941, p. 92) écrivait : « des institutions démocratiques ne sont pas la garantie de l’existence d’individus démocratiques (…) des individus qui sont démocratiques de pensée et d’action sont la seule assurance ultime de l’existence et de la pérennité d’institutions démocratiques ». Sen (1999c, pp. 88-89) estime d’ailleurs que la meilleure façon d’envisager un dilemme social est similaire à la manière dont John Dewey (1932) envisage un dilemme personnel, à savoir comme une « lutte avec soi-même » :

‘« La lutte, disait-il, n’oppose pas ce qui nous apparaît clairement comme un bien à quelque chose d’autre, qui nous attire mais dont on sait qu’il s’agit d’un mal ». Elle a plutôt lieu « entre des valeurs dont chacune prise individuellement est sans l’ombre d’un doute un bien, mais qui maintenant se font obstacle l’une l’autre ». Si un dilemme privé est une lutte dans le for intérieur d’un individu, un dilemme social est une lutte entre différentes valeurs, dont chacune mérite l’intérêt public et peut raisonnablement prétendre à notre respect et à notre assentiment.’

Il en découle alors que la première chose à faire est d’examiner quelles sont ces valeurs qui s’opposent mutuellement, ainsi que les raisons pour lesquelles elles sont d’abord susceptibles d’être valorisées. Cette question est soulevée ici alors qu’il s’interroge sur les tensions entre les implications sociales respectives des principes antagonistes que sont l’engagement d’une société en faveur de l’équité, et le besoin de rigueur économique et de conservatisme financier visant à éviter l’excès de dépenses publiques. À cet égard, Sen milite pour un plus grand engagement des scientifiques à s’exprimer dans la sphère publique dans leurs domaines de compétences respectifs afin d’alimenter le dialogue. D’autre part, il pense qu’il est nécessaire que les opprimés — soit les plus pauvres et ceux des castes les plus basses en Inde — soient moins divisés, plus unis, pour lutter contre les vieilles inégalités qui persistent encore. Les individus doivent surveiller la division des bénéfices, en parler et faire savoir les mécontentements. Au contraire, « le silence est un puissant ennemi de la justice social » (Shaikh, 2004, p. 4).

De ces considérations, on pourrait penser que son approche se distingue clairement du cadre arrovien. Cependant, ses conférences Arrow en 1991 montrent plutôt le contraire :

‘En donnant une signification collective et du poids à ce que les personnes dans la société valorisent, ce qui a motivé le travail d’Arrow […], il y a une reconnaissance de base de l’importance de la liberté individuelle. La reconnaissance des « voix » des membres de la société dans la formulation du choix collectif et le rôle donné à ces voix dans l’influence des décisions collectives tend à donner du pouvoir aux individus dans la société. Les axiomes comme l’« absence de dictature » sont des exigences en faveur de la liberté, au moins dans un contexte social. (Sen, 2005c, p. 463)’

Ce qu’il est important de noter, c’est que Sen ne remet pas en cause le rôle joué par les préférences dans le cadre arrovien, comme moyen de représenter la liberté individuelle. Il affirme même clairement : « j’ai opté, de manière générale, pour Arrow et la liberté fondée sur la préférence » (Ibid., p. 460). Il s’agit d’une conception de la préférence très spécifique et distincte de celles qui sont couramment utilisées en économie : « Ce qu’Arrow caractérisait comme « l’ordre de préférences » d’une personne peut être vu comme l’ordre basé sur ses valeurs — et en effet, le titre du livre d’Arrow (Choix Collectifs et Valeurs Individuelles) reflète cet usage » (Ibid., p. 462, nous soulignons). Bien sûr, cette interprétation de la préférence n’est pas celle qui a été la plus couramment retenue, mais étant donné la formulation très générale d’Arrow, la possibilité d’interpréter la préférence comme ce qu’une personne valorise est possible. Sen va même encore plus loin dans l’idée de fonder la liberté sur la préférence, puisqu’il ajoute l’exigence d’un examen raisonné de l’ordre des préférences formulé par une personne : « un classement de valeurs qui peut survivre à un examen critique a un rôle central dans l’évaluation de la liberté » (Ibid.).

Bien sûr, il est nécessaire non seulement de changer les axiomes de rationalité à la fois individuelle et collective, mais d’élargir la base informationnelle concernant les alternatives du choix. Sen envisage la liberté comme une capabilité d’être et de faire, les préférences doivent donc refléter cette conception — ce qui pour lui, ne semble pas totalement incompatible avec la perspective arrovienne :

‘La pluralité des « contenus » possibles de l’« état social » tel qu’il est caractérisé par Arrow permet de nombreuses possibilités radicales d’introduire des considérations pour la liberté au sein du modèle de base d’Arrow (1950, 1951). Un état social correctement décrit ne doit pas être seulement considéré en termes de qui a fait quoi, mais peut aussi être considéré comme nous disant quelles options chaque personne avait. Considérée ainsi, la préférence ou l’appréciation de différents états sociaux peut inclure l’estimation des opportunités offertes à différentes personnes. Le rejet d’alternatives qui étaient disponibles mais non choisies fait donc partie de l’état social convenablement décrit. (Ibid., p. 464)’

On trouve cependant chez Sen l’idée récurrente selon laquelle « la portée de la théorie du choix social est considérablement réduite par sa tendance à ignorer la formation des valeurs à travers les interactions sociales » (Sen, 2005c, p. 230). Sur ce point, Sen fait preuve d’une originalité certaine en tirant des enseignements de la théorie du choix public, généralement considérée comme rivale de la théorie du choix social. Tout en critiquant Buchanan sur son approche procédurale et ses hypothèses de comportement individuel, Sen n’hésite pas à s’inspirer ouvertement de sa conception de la démocratie comme « gouvernement par le débat » impliquant que « les valeurs individuelles peuvent changer et changent au cours du processus de prise de décision » (Buchanan, 1954, p. 120, cité p. 211). Il en vient donc à penser que « les élargissements nécessaires pour étudier la formation des préférences exigeraient d’importantes hypothèses empiriques, concernant ce qui peut ou ne peut pas être plausiblement construit à travers les débats et les échanges, dépassant le cadre strictement analytique de la théorie du choix collectif traditionnelle » (Sen, 2005c, p. 247).

Cette conclusion apparaît cependant quelque peu contradictoire avec sa fidélité à la tradition analytique héritée d’Arrow, puisque Sen (2000b, p. 253) vente plutôt les mérites d’une « politique du consensus social ». La « politique du consensus social » apparaît en effet contraire à l’esprit de la constitution d’Arrow (1951), principalement à son axiome N de non imposition qui rejette le principe d’unité de choix lié à la convention. Toutefois, si l’on comprend bien ce qu’envisage Sen, le consensus social ne doit pas être issu d’un ordre social établi, du respect de certaines coutumes ou normes. Il précise d’ailleurs que celui-ci doit répondre à une double exigence :

‘être défini en fonction des préférences individuelles données, mais aussi viser, dans sa mise en œuvre, à développer les préférences individuelles et les normes. À ce niveau, l’importance de principe accordée à la discussion publique prend tout son sens, parce qu’elle est le moyen de favoriser l’émergence de valeurs communes et d’engagements. Nous réagissons aux arguments présentés dans la discussion publique en fonction de nos préoccupations quant à la justice […]. Les échanges de vues conduisent parfois à un compromis, voire à un accord, d’autres fois à une impasse. (Sen, 2000b, p. 253)’

En ce sens, il n’y a pas contradiction avec l’idée de non imposition voulue par Arrow. Le consensus ne peut avoir lieu pour Sen que sur la base d’un examen public raisonné, argumenté et libre. En ce sens, le consensus n’est pas un résultat obligatoire, et Sen envisage l’impasse comme possibilité — ce qui rejoindrait le résultat formel d’Arrow. Toutefois, Sen considère que le fait de discuter des préférences individuelles dans la sphère publique amène les individus à mettre en avant leurs préférences morales, intégrant leurs préoccupations de justice 314 , plutôt que leurs préférences au sens strict, centrées sur leurs propres bien-être et intérêt. Partant, il se montre plutôt optimiste quant à la possibilité de voir émerger un consensus, ou même un accord, concernant un sujet particulier : « Un accord partiel suffit à identifier les options acceptables (et à éliminer les solutions inacceptables) et l’on peut s’accommoder pour mettre ne œuvre une solution fonctionnelle, de dispositions particulières et contingentes, sans avoir atteint une totale unanimité sociale » (Ibid.).

Notes
314.

 Sen (Ibid., p. 254) précise que « le concept de justice doit s’appliquer aux terribles privations et aux injustices patentes ». Il ne s’agit donc pas de l’invoquer à tout propos, mais de le mobiliser pour faire valoir le sort des plus démunis dans toute procédure de décision collective.