B. Rationalité éthique, liberté individuelle et valeurs collectives

La volonté de Sen de s’inscrire dans la tradition arrovienne tout en intégrant une préoccupation pour la liberté l’amène à effectuer des glissements sémantiques de la notion de préférence à celle de liberté individuelle. Les nuances et les distinctions sont parfois ténues, mais nous avons vu que malgré les multiples modifications et élargissements mis en œuvre ou prônés par Sen pour mieux appréhender la « rationalité » et la « liberté » individuelles dans les questions de choix social, il ne remet pas en cause le rôle fondamental des « préférences individuelles ». En effet, elles ne constituent pas pour lui « une barrière aux traitements adéquats de la justice fondée sur l’équité, ou à la considération des droits et des libertés » (Sen, 2005c, p. 252). En revanche, il montre que le concept de « préférence » nécessite un traitement bien plus approfondi qu’il ne l’est généralement, par exemple en introduisant le concept de « métapréférence ». Ce concept reste cependant très peu utilisé par Sen lui-même.

La grille de lecture en termes de capabilités met l’accent non plus sur l’utilité individuelle, mais sur « la liberté en tant qu’opportunité », et donc sur « les alternatives qu’une personne a des raisons de valoriser ou de désirer » (Sen, 2005c, p. 14). Il est donc indispensable de comprendre ce qu’une personne souhaite avoir ou faire, en tenant compte en même temps des contraintes qui pourraient peser sur ses propres désirs et aspirations. Afin d’évaluer d’une manière pertinente la liberté individuelle, les préférences doivent faire l’objet d’un examen raisonné et ne doivent pas être prises dans leur état brut :

‘Bien que l’idée de liberté soit quelques fois formulée indépendamment des valeurs, des préférences et des raisons, la liberté ne peut être totalement appréhendée sans connaître ce que la personne préfère ou a des raisons de préférer. En ce qui concerne l’appréhension de la liberté, une évaluation rationnelle est donc fondamentale, et, en ce sens, la liberté doit dépendre de l’estimation raisonnée de disposer de différentes options. (Ibid., pp. 14-15)’

Sen (Ibid., p. 21) refuse ainsi la proposition qui consiste à évaluer la liberté de manière cardinale, soit par le nombre cardinal d’opportunités qui constituent l’étendue de la liberté d’une personne. L’aspect « processus » de la liberté doit pour lui entrer en ligne de compte. Celui-ci comprend notamment l’évaluation des processus que la personne a tendance à préférer avec de bonnes raisons en lien avec sa satisfaction personnelle, ou d’autres valeurs qui lui sont propres. Afin d’illustrer l’absurdité que représente une mesure de la liberté fondée exclusivement sur le nombre des alternatives accessibles à un individu, Sen (Ibid.) présente le cas suivant :

‘C’est un système de compte plutôt étrange, car le choix à faire à partir d’un ensemble « A » de trois alternatives vraiment horribles (par exemple « être pendu », « être fusillé », « être brûlé vif ») est supposé donner à une personne, si on considère la liberté de cette manière, exactement autant de liberté qu’un autre ensemble « B » de trois options toutes très appréciables (par exemple « gagner une très grosse somme d’argent », « se faire offrir une maison ravissante », « recevoir une merveilleuse voiture »). Il est naturel de penser que l’ensemble « B » donne à la personne davantage d’opportunités d’obtenir ce qu’elle valorise (et a des raisons de valoriser) que l’ensemble « A ». ’

Dans l’évaluation de la liberté en tant qu’opportunité, Sen insiste sur l’importance d’accorder du poids aux préférences des individus et aux raisons qui motivent ces préférences. Pour un choix entre deux mêmes ensembles, il se peut donc que l’évaluation varie d’un individu à l’autre. Même dans le cas des deux alternatives présentées ci-dessus, un individu peut avoir des raisons de préférer les alternatives de l’ensemble « A » si, par exemple, il est « convaincu que c’est la manière d’accomplir une pénitence nécessaire, ou même d’aller au paradis » (Ibid.). Il est intéressant de noter à cet égard que Sen (Ibid.) retient plutôt la définition d’Arrow (1951, p. 18), qui inclut « le système complet des valeurs d’une personne, y compris les valeurs au sujet des valeurs », que celle de Samuelson en termes de préférences révélées — qui reste pourtant la plus couramment utilisée en économie.

D’un autre côté, Sen (2000b, p. 10) insiste sur le fait que notre liberté d’action, voire même de pensée, est nécessairement déterminée et contrainte par les possibilités sociales, politiques et économiques qui s’offrent à nous. Reconnaître la valeur de la liberté exige parallèlement de reconnaître la force des influences sociales sur le fond desquelles elle s’exprime. C’est pour cette raison que son approche par les capabilités exhorte à prendre en compte le rôle des valeurs sociales, des mœurs et des traditions susceptibles d’influencer les libertés dont jouissent les personnes :

‘Les normes en vigueur déterminent les relations entre les sexes, le partage des charges et des responsabilités parentales, la taille des familles et le taux de fertilité, le rapport à l’environnement et bien d’autres traits encore de la configuration sociale. Valeurs et mœurs sociales contribuent à expliquer la tolérance à l’égard de la corruption ou son rejet, et le degré de confiance qui prévaut dans les relations sociales, politiques ou économiques. L’usage de la liberté s’exerce par la médiation de ces valeurs, mais celles-ci sont susceptibles d’évoluer, au gré du débat public et des interactions sociales, elles-mêmes influencées par la liberté de participation. (Sen, 2000b, p. 19)’

Si les valeurs et les mœurs sociales sont des forces importantes dans la structuration des préférences individuelles selon la position sociale de l’individu, elles ne peuvent les déterminer complètement. Non seulement, Sen ne cesse de mettre en évidence la pluralité des identités sociales qu’un individu peut avoir, et donc la pluralité des normes de comportement qui y sont liées, mais également la pluralité des systèmes de valeur dans une même société. Même lorsqu’un système domine tous les autres dans une société, parce qu’il s’est imposé naturellement ou par la force, il existe toujours des pensées dissidentes (Sen, 1993d, p. 140) qui peuvent avoir une grande pertinence. Un examen public raisonné n’aura de sens que s’il confronte et met en balance chacun de ces systèmes en lien avec le contexte de l’évaluation ou du choix social. La discussion publique pourra éventuellement être alimentée par la diffusion de résultats de recherches scientifiques sur la question examinée. Ce n’est qu’après un tel processus que les préférences individuelles refléteront pour Sen une véritable liberté de pensée et de choix.

L’autonomie de la décision est un élément central des choix collectifs pour Sen, et on en trouve une illustration caractéristique dans son approche de la taille des familles dans une société. Dans un texte intitulé « Il n’y a pas de bombe démographique », Sen (1995b) traite cette question en renvoyant à un débat initié par Malthus et Condorcet à la fin du XVIIIème siècle qui serait à l’origine d’une distinction encore en vigueur entre, d’une part, « l’approche par la concertation » et, d’autre part, « l’approche par le contrôle » (Ibid., p. 125). Sen rappelle que l’Essai sur la Population publié par Malthus en 1798 était en partie une réponse à la possibilité de surpopulation émise par Condorcet en 1795, mais que les deux auteurs ont des manières bien différentes de considérer le problème :

‘fidèle à la tradition des Lumières, Condorcet était confiant dans l’action humaine raisonnée pour résoudre ce problème : grâce à la hausse de la productivité, grâce à une meilleure gestion et prévention des déchets, et grâce à l’éducation (notamment des femmes) qui contribuerait à faire diminuer le taux de natalité. (Sen, 1995b, p. 125)’

Cette approche tranche avec celle proposée par Malthus, dont le souci principal était le déséquilibre entre la population et ses moyens de subsistances, et qui par conséquent préférait la coercition légale et économique à une solution fondée sur le choix volontaire pour diminuer le taux de natalité. Sen montre que l’on retrouve les idées de Malthus dans certains discours actuels prônant par exemple l’imposition de la contraception dans les pays du Sud ou dans certaines politiques comme la politique de l’enfant unique en Chine à partir de 1979. Sen, quant à lui, reprend volontiers la version de Condorcet et tente dans ce texte de justifier son parti pris pour l’approche par la concertation 315 . Dans ce but, il mobilise les idées reçues fréquemment utilisées pour légitimer l’approche par la force et les invalide. En particulier, à ceux qui pensent comme Malthus que seule la pauvreté peut décourager à former des familles nombreuses, Sen (Ibid., p. 127) oppose un autre raisonnement légitimé par les faits :

‘Les conditions de sécurité économique et de richesse, la plus grande facilité d’accès aux moyens contraceptifs, l’extension de l’éducation (notamment aux femmes) et des taux de mortalité moins élevés ont eu — et ont toujours — des effets substantiels sur la baisse des taux de natalité dans différentes parties du monde. ’

En effet, ce sont les régions du monde les moins développées, notamment l’Afrique, qui ont les taux de natalité les plus élevés. Le problème viendrait plutôt des « troubles politiques qui affectent la stabilité économique, les moteurs de l’industrie et de l’agriculture, le système de soins médicaux et des services sociaux » (Ibid., p. 130). Ainsi, on ne peut dissocier la maîtrise de la démographie du développement économique et de l’amélioration des conditions de vie. Pour Sen, il n’y a pas de corrélation entre le taux de croissance de la pauvreté et le taux de croissance de la démographie, et il y aurait plus de pertinence à chercher les raisons du premier dans une analyse sociale des facteurs d’inégalités. D’autre part, un des problèmes ignoré par Malthus mais soulevé par Condorcet est celui des menaces sur l’environnement entraînées par l’augmentation de la population. Sen montre que Condorcet était ainsi bien plus prévoyant que Malthus puisqu’il faisait déjà allusion à la nécessité de développer des technologies bien plus économes. Ainsi, le risque ne se situe pas à terme dans le manque de nourriture, mais bien plutôt dans l’épuisement des matières premières, le réchauffement de la planète et d’autres problèmes environnementaux. Partant, Sen (Ibid., p. 137) pense tout à fait pertinentes les deux directions indiquées par Condorcet :

‘développer les technologies nouvelles et de nouveaux comportements qui gaspilleraient peu et pollueraient moins, [et] encourager les changements sociaux et économiques qui permettraient de faire graduellement baisser le taux de natalité. ’

Concernant le deuxième point, Sen insiste sur le lien étroit entre le bien-être des femmes, leur pouvoir de décider par elles-mêmes et les comportements démographiques. La réduction du taux de natalité est généralement due à l’amélioration du statut des femmes, ce qui passe notamment par des opportunités accrues en matière d’éducation, de santé et de participation à la vie politique. Un autre moyen possible serait celui employé par la Chine avec sa politique de l’enfant unique, mais plusieurs arguments vont à son encontre. En tant que libéral, Sen (Ibid., p. 140) considère que « le manque de liberté associé à cette approche doit être perçu en lui-même comme une perte pour la société ». D’ailleurs, le gouvernement d’Indira Gandhi qui voulu imposer le contrôle des naissances en Inde fut sévèrement sanctionné lors des élections. Deuxièmement, les conséquences sociales de la coercition peuvent être terrifiantes : la négligence, ou pire, du deuxième enfant, voire même du premier s’il s’agit d’une fille. Enfin, le résultat exact de ces méthodes n’est pas très clair, d’autant plus que la Chine avait parallèlement développé des services sociaux d’éducation et de santé, ainsi que les opportunités d’emploi pour les femmes. Il est vrai que la Chine a réussi à diminuer son taux de fertilité jusqu’à 2,0, alors que celui de l’Inde est de 3,6. Mais Sen note que la Chine est en avance sur l’Inde en termes d’alphabétisation, d’espérance de vie et de participation des femmes à la vie active, ce qui nuance les conclusions. En effet, si l’on ne tient compte que de l’État du Kérala 316 , un État du sud de l’Inde qui a développé l’éducation, les soins médicaux et le droit des femmes, on observe que sans coercition étatique, le taux de fertilité n’est que de 1,8.

Il montre ainsi que le choix collectif fondé sur la liberté, favorisée par le développement des possibilités de raisonnement et de participation politique, est plus efficace et plus juste que le choix collectif contraint à la fois en termes de bien-être individuel mais aussi en termes de capacité d’agence. Sen (2000b, p. 271) souligne que l’émergence des valeurs qui nous influencent suit des voies diverses et il en recense quatre principales : la réflexion et l’analyse personnelle, la volonté de se conformer aux conventions, la discussion publique et la sélection par l’évolution. Si la première et la troisième sont deux activités intellectuelles et créatives, le fait que la troisième soit sociale et non strictement individuelle offre un champ plus propice pour ce qui concerne les choix collectifs. Elle ouvre l’horizon intellectuel de l’individu et l’amène à prendre conscience d’éléments dont il n’avait pas connaissance. En ce qui concerne les deux autres voies — les valeurs concordantes et les valeurs qui survivent au temps —, Sen reconnaît leur existence mais suggèrent que ce ne sont pas les plus appropriées pour un progrès social raisonné.

Notes
315.

 Cette filiation avec Condorcet que Sen se reconnaît n’est sans doute pas étrangère au fait que sa troisième femme, Emma Rothschild, soit une spécialiste de la pensée de Condorcet. Il renvoie d’ailleurs explicitement à ses écrits. Ceci étant dit, étant donné le penchant rationaliste, démocratique et humaniste de Sen, il n’est pas étonnant de le voir citer des auteurs appartenant à la tradition des Lumières.

316.

 Sen cite l’exemple du Kerala pour montrer que le financement de services sociaux est accessible même dans une économie à faible revenu. Il souligne que le développement de ces services n’est pas aussi cher qu’on peut le penser parfois, puisque ce sont des activités intensives en travail, facteur peu coûteux dans les pays en développement, dès lors qu’il y a la volonté politique de les utiliser.