C. L’évaluation sociale juste : consensuelle, transparente et soumise à l’examen public

Pour Sen (2000b, p. 272), « les buts poursuivis par les politiques publiques ont une relation évidente avec la notion de justice, tout comme les choix concernant les instruments les plus appropriés pour atteindre ces objectifs ». Bien sûr, il ajoute que « la cohérence et la portée des politiques publiques dépend pour une bonne part de la notion de justice […] » (Ibid.). Cette notion de justice est, à son sens, particulièrement conditionnée par la base d’informations retenue pour les évaluations sociales. Mais elle dépend également des comportements sociaux des gens, de leurs valeurs et donc de leur sens de la justice. Toutefois, il estime que ces deux paramètres ne sont pas indépendants et que « la compréhension et l’interprétation des exigences de l’éthique sociale influencent ces comportements » (Ibid.). Autrement dit, les comportements et les jugements de valeur ne sont pas immuables et Sen (Ibid., p. 275) souligne que les individus règlent souvent leurs attitudes sur celle des autres, ou plutôt sur ce qu’ils en perçoivent 317 . Il en va de même pour le sens de la justice.

En matière d’évaluation et de jugement, l’objectivité requiert la critique ouverte et illimitée ; elle requiert le raisonnement public stimulé par la discussion. L’objectivité n’a de sens que si celle-ci est reliée aux croyances des sujets et soumise à l’examen public. Sen (2000b, p. 279) insiste sur l’aspect crucial de la création des meilleures conditions possibles pour favoriser le débat public informé et organisé :

‘Les politiques publiques doivent mettre en œuvre les priorités qui correspondent aux valeurs sociales. Mais elles doivent aussi faciliter et garantir le débat public. Toute une série de mesures peuvent favoriser cet objectif : la liberté et l’indépendance de la presse (y compris l’absence de censure), la diffusion de la scolarisation et de l’éducation (pour les femmes en particulier), la promotion de l’indépendance économique (par l’emploi et, ici, encore celui des femmes, en particulier) et d’autres avancées économiques et sociales qui contribuent à la participation des individus. Selon cette approche, le public doit être perçu comme un participant actif du changement et non comme le récepteur docile des instructions émises par le sommet, le destinataire passif de l’assistance qu’il dépense.’

De ce point de vue, la théorie du choix social a-t-elle encore un quelconque intérêt ? Il aurait été surprenant que Sen nie la pertinence du domaine d’étude auquel il a consacré la plupart de sa carrière. Pour Sen (1999c, p. 109), la participation publique aux décisions sociales est un thème solidement ancré dans cette discipline, et un certain nombre des résultats techniques déterminent dans une large mesure ce qu’il est possible et ce qu’il impossible de faire pour parvenir à des décisions acceptables malgré les divergences de valeurs et d’intérêts. D’une certaine manière, les résultats formels issus de la théorie du choix social peuvent seulement donner autant d’espoir — ou de déception — que l’étendue de la cohésion sociale — ou de la confrontation — le permet. Mais, lorsqu’il s’agit de faire un choix social concernant un scandale national — par exemple, une famine —, Sen (1999d, p. 354) estime que l’électorat peut raisonnablement être invoqué et la règle majoritaire sera alors pertinente pour représenter les préférences individuelles. Aussi, quand les gens se rassemblent et dialoguent, ce qui implique qu’ils acceptent de faire des concessions mutuelles, ou qu’il y ait certaines attitudes générales face aux valeurs telles que l’équité et la justice, les incompatibilités omniprésentes peuvent être dépassées. Si les gens cherchent au contraire à maximiser leur propre part quant aux questions de répartition, alors la règle majoritaire, ou pire l’unanimité parétienne, tendront à être inappropriées 318 .

Aussi, Sen (1999c, p. 109) souligne qu’une approche générale en termes de « choix social » est nécessaire lorsque l’on veut s’occuper des dilemmes sociaux du monde contemporain :

‘Ce n’est pas d’une solution techniquement sophistiquée que nous avons besoin […], mais de remèdes consensuels et efficaces, dont l’efficacité s’explique en partie par le fait qu’ils sont consensuels. Les discussions et les argumentations qui y circulent contribuent à la formation et à la révision des priorités et, comme l’a observé Franck Knight, « les valeurs sont établies ou validées à travers la discussion, une activité qui est à la fois sociale, intellectuelle et créative ».’

Pour chaque procédure d’évaluation sociale, c’est-à-dire de jugement concernant différentes situations sociales alternatives, il est essentiel de s’interroger sur les critères à retenir et les raisons qui font que l’on accorde tel ou tel poids à chaque critère. Il n’y a pas de méthode a priori, de solution parfaite et unique, à chaque fois, l’évaluation sociale doit émerger de la confrontation des opinions par rapport aux circonstances particulières. Méthodologiquement, cela implique une vision de la connaissance comme socialement et historiquement située, s’adressant à une communauté et se fondant sur ses valeurs. En revanche, les valeurs auxquelles elle fait appel sont des valeurs d’intelligence du discours et de l’action, plutôt que simplement des valeurs d’adaptation psychiques ou physiques. En outre, la connaissance est voulue démocratique, en ce sens qu’elle nécessite une participation active de tous, plutôt que le simple abandon des questions de contrôle à des experts qui se voient confier la tâche d’assurer les libertés et les avantages que nous attendons de la société.

Selon cette perspective, les scientifiques ont un rôle bien particulier à jouer. Non seulement, il ne fait aucun doute que le meilleur moyen de former et de tester des hypothèses consiste en une communauté de chercheurs collaborant et discutant librement. Mais, ils doivent aussi être à l’écoute de ce que souhaite la société pour laquelle ils travaillent, autant que faire évoluer les mentalités en soumettant les résultats obtenus :

‘Tandis que la discipline professionnelle des sciences économiques peut contribuer de façon décisive à expliquer et quantifier les coûts et les bénéfices de stratégies alternatives, les questions fondamentales se prêtent parfaitement à une discussion publique générale. L’idée que les fonds publics ont un « coût » n’est pas difficile à appréhender et à introduire dans le domaine de la délibération publique. (Sen, 1999c, p. 110)’

La question de l’écoute des économistes vis-à-vis des aspirations et des priorités sociales est en lien avec sa conception de l’objectivité. Comme nous l’avions vu dans notre première partie, l’« objectivité » recherchée des résultats ne signifie, en aucun cas pour Sen (2000a, p. 157), « indépendance » vis-à-vis de la société sur lesquels ils portent :

‘Même l’impératif d’« objectivité » d’une description n’impose pas en réalité, comme on le suppose parfois, l’invariance sociale. Ce que l’on perçoit comme une privation terrible peut varier d’une société à une autre, et, du point de vue du sociologue, ces variations sont des sujets d’étude objective. [...] l’opération primordiale qui consiste à diagnostiquer l’indigence ne peut qu’être sensible à la façon dont divers types de difficultés sont perçus dans la société en question. Nier cette relation, ce n’est pas être super-objectif, mais super-stupide.’

Cette conception le situe clairement dans la lignée des pragmatistes pour qui « la vérité doit être en connexion essentielle avec les intérêts humains » (Cometti, 1994, p. 403), et en totale opposition vis-à-vis de ceux qui considèrent que la vérité se conçoit « de nulle part » (Cf. Nagel, 1986) — soit ceux qui croient qu’il existe des vérités dont je n’ai pas la moindre idée et dont je n’aurai peut-être même jamais la moindre idée. Autrement dit, la vérité ou les sources de la vérité ne précèdent pas les tentatives qui sont destinées à l’atteindre. La démarche de Sen s’inscrit plutôt dans une philosophie de l’« enquête », qui pense la vérité dans son rapport essentiel à la recherche. « La vérité n’est ni une donnée ni une condition préalable de la connaissance, elle est toujours un résultat » (Cometti, Op. Cit., p. 398). En ce sens, Sen (2000b, p. 185 par exemple) vente les mérites d’une presse libre et de discussions publiques transparentes et ouvertes pour la construction et la diffusion de l’information, ce qui est nécessaire à toute procédure d’enquête.

Ce point rejoint sa vision de l’individu comme « individu social » doté de besoins, d’habitudes et de désirs associés à la vie en communauté et affecté par elle. En conséquence, la libre et active participation de l’individu à la vie démocratique rend son expérience et son moi plus riche et, d’une certaine manière, plus libre que dans l’isolement. Sen n’a toutefois pas développé une « éthique de la création de soi » aussi complète que Dewey (1932), mais on en sent les prémisses. S’agissant du statut de la vérité et de sa découverte, le raisonnement de Sen est très proche également de la philosophie de la connaissance développée précocement par John Stuart Mill (1859 [1990], p. 85) : « si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer le silence à cette personne » 319 . La formule peut sembler assise sur une simple défense de type éthique, au nom de la tolérance et de la liberté de pensée, mais elle prend une autre allure lorsqu’il ajoute que « si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur » (Ibid.). En effet, il y a déjà chez Mill l’idée que la vérité n’est pas une, comme quelque chose qui serait déjà là et qu’il conviendrait de dévoiler ; elle est plutôt le résultat toujours inachevé de réfutations successives. En ce sens, la liberté d’opinion et l’existence d’antagonismes sont non seulement positifs mais nécessaires, puisque seule la confrontation entre des opinions différentes offre une chance d’opérer un partage entre vérité et erreur 320 .

La volonté senienne d’aboutir à un consensus ne signifie pas pour autant nier la nature pluraliste de la société. D’abord, Sen est conscient que tout consensus ne peut être que temporaire, à cause de la multiplicité des intérêts qui forment la société civile, et de l’évolution des besoins, des opinions ou des valeurs. La praxis politique, sous forme de discussion et de négociation, doit maintenir vivante cette différenciation ainsi que les antagonismes et les conflits, qui sont inhérents à une société et reflètent la pluralité des opinions sur les valeurs et les façons de vivre. L’organisation sociale a pour tâche majeure de reconnaître les conflits d’intérêts et de valeurs, afin de pouvoir ensuite leur trouver une solution équitable, grâce à la discussion publique :

‘La perspective d’ensemble qui consiste à voir la liberté individuelle comme une responsabilité sociale ne supprime aucunement la nécessité d’affronter les problèmes dus aux conflits entre groupes et individus. […] même lorsque des principes distributifs sont adoptés comme principes de décisions sociales, il ne faut pas considérer qu’en les adoptant on se débarrasse des conflits entre personnes et entre groupes. Les principes distributifs traitent les conflits plutôt qu’ils ne les éliminent. (Sen, 1999c, p. 73) ’

Comme chez Mill (Op. Cit., p. 133), il y a l’idée que les doctrines en conflit, au lieu d’être l’une vraie et l’autre fausse, se départagent la vérité : « Dans les grandes questions de la vie, la vérité est surtout affaire de conciliation et de combinaison des extrêmes [...]. Seule la diversité donne une chance équitable à toutes les facettes de la vérité ». Un jugement éclairé doit en conséquence tenir compte également des différents partis. Pour cette raison, la liberté d’expression est nécessaire, que ce soit pour le bien-être de l’humanité, ou pour celui de chaque individu en particulier. Sen (Ibid., p. 74) concède que si les conflits d’intérêts sont radicaux et très répandus, « la possibilité pratique et la création d’une juste organisation sociale peuvent soulever de profonds problèmes ». Cependant, sa conception des individus comme « personnes sociales » — ayant des valeurs et des objectifs plus larges que leur propre intérêt, y compris de la sympathie pour autrui — l’amène à être optimiste quant à la possibilité de trouver des solutions consensuelles : « si les nouvelles de la famine, publiées dans les journaux, provoquent l’indignation du public et exercent une pression sur le gouvernement, c’est précisément parce que les hommes ne sont pas indifférents à ce qui arrivent aux autres » (Ibid., p. 75) 321 .

Bien évidemment, le fait d’admettre l’importance du débat public dans la formation et l’utilisation des valeurs sociales implique de reconnaître la nécessité des droits civiques et des libertés politiques pour toutes et tous. En effet, le débat public et la discussion, favorisés par les libertés politiques et les droits civiques, contribuent de manière décisive à l’identification des besoins et des priorités pour la détermination des politiques publiques. Si le débat public constitue un corrélât de la démocratie, la promotion de celui-ci améliore en retour le fonctionnement de la démocratie. Les progrès de la justice sociale ne dépendent pas uniquement de formes institutionnelles, mais aussi de la pratique effective 322 . De fait, la liberté de participer à l’élaboration critique et au processus de formation des valeurs est pour Sen (2000b, p. 282) l’une des libertés prééminentes de notre existence sociale :

‘Il en va de notre identité d’êtres humains de nous confronter aux réalités, de nous prononcer sur le cours des choses et de définir les tâches à accomplir. Doués de raison, nous avons la faculté de prendre en considération la vie d’autrui. Notre sens des responsabilités […] nous pousse à nous sentir concernés par les malheurs des gens qui nous entourent et sur lesquels nos interventions peuvent avoir un effet. […] cette réalité est une dimension essentielle de notre existence sociale. Il ne s’agit pas ici du respect de règles définies qui guideraient notre comportement, mais de notre humanité commune et de sa prise en compte dans nos processus de décision.’

On retrouve ici encore une forte similitude avec ce que Mill (Op. Cit., pp. 78-79, nous soulignons) définit comme la région propre de la liberté humaine, sur laquelle la société ne devrait, en aucun cas, empiéter :

‘Elle comprend d’abord le domaine intime de la conscience qui nécessite la liberté de conscience au sens le plus large : liberté de penser et de sentir, liberté absolue d’opinions et de sentiments sur tous les sujets, pratiques ou spéculatifs, scientifiques, moraux ou théologiques. La liberté d’exprimer et de publier des opinions peut sembler soumise à un principe différent, puisqu’elle appartient à cette partie de conduite de l’individu qui concerne autrui ; mais comme elle est presque aussi importante que la liberté de penser elle-même, et qu’elle repose dans une large mesure sur les mêmes raisons, ces deux libertés sont pratiquement indissociables. […]’

Si Sen revendique bien moins son côté millien que smithien 323 , il existe néanmoins un point commun irréfutable entre Sen et Mill : leur volonté commune de mettre au premier plan la liberté individuelle dans toute évaluation sociale. Constatant que les individus sont différents de par leurs caractéristiques personnelles, environnementales ou culturelles, et que par conséquent ils ont des aspirations et des conceptions du bien ou du bien-être hétérogènes, ils estiment que la société doit reconnaître et permettre la diversité afin que chacun ait une chance équitable d’accéder au bien-être. En ce qui concerne les critères de justice, il est indispensable de les construire par la discussion et le consensus, en tenant compte des diverses conceptions du bien. Autrement dit, les jugements et les choix sociaux justes ne donnent pas de solutions universelles, mais particulières au contexte historique, social et culturel ; ils ne sont donc jamais définitifs ou universels, mais toujours provisoires et sujets à discussion car ils naissent de compromis entre intérêts et valeurs conflictuels. Enfin, ils partagent une même éthique sociale « pour laquelle la liberté individuelle représente à la fois une valeur essentielle qui intervient dans toute évaluation de la société et le produit de l’organisation sociale » (Sen, 1999c, p. 43).

Notes
317.

 L’importance du phénomène d’imitation est particulièrement invoquée pour justifier la corruption et son acceptation. Cf. Sen (2000b, pp. 773-276).

318.

 Il est clair que le concept d’optimalité parétienne permet précisément d’éviter tout jugement sur la répartition. Sur ce point, voir Sen (1997, pp. 6-7)

319.

 À cet égard, nous renvoyons le lecteur à Gilardone (2001) pour plus de détails sur les liens entre les perspectives respectives de Sen et Mill.

320.

 Positif du point de vue des individus puisque synonyme à la fois de liberté et de vecteur de découverte, l’antagonisme des opinions l’est aussi dans la translation du privé au public. D’où l’importance d’un espace public comme lieu de délibération, selon une problématique qui vise moins la structuration d’une opinion publique arrêtée que la promotion d’une logique indéfinie de discussion. Pour Sen comme pour Mill, l’intérêt réside ni dans le public en tant que tel ni dans le résultat du processus de délibération, mais dans la logique de la délibération elle-même.

321.

 Sen fait ici référence à l’influence des « passions » mise en avant par Hirschman (1986). En plus de la perception de leurs propres intérêts, les individus peuvent être mus par le souci des autres et le respect des idées.

322.

 Cette position est la cause de nombreuses accusations de pensée « occidentalisée ». En réponse, les derniers écrits de Sen ont souvent pour vocation de montrer à ceux qui estiment que la démocratie est une tradition politique occidentale — donc non applicable et non efficace dans les pays que l’on qualifie de « sous-développés » — que l’histoire de la pensée démocratique ne peut se limiter aux seules expériences, institutions et valeurs européennes. (CF Sen 2000b, 2000c, 2003, 2005a)

323.

 L’étiquette « utilitariste » généralement collée à Mill fait sans doute partie des raisons qui limitent l’attrait de cet auteur pour Sen, en tout cas l’affichage d’une filiation claire avec lui. En outre, il y a également une distinction fondamentale entre les deux auteurs puisque Mill se concentre sur l’autonomie individuelle acquise contre l’autorité comme idéal à préserver. Sen, quant à lui, dépasse cette perspective en insistant sur l’accès à cette autonomie. Il serait en effet très injuste d’orienter les institutions politiques et sociales de manière à préserver l’autonomie, si seule une certaine catégorie de personnes ont la possibilité de vivre vraiment comme elles le souhaitent. En ce sens, le concept de « capabilité » sert à évaluer une conception plus large de la liberté.