Conclusion

On pourrait se demander avec Desai (2000, p. 2) pourquoi, alors qu’il y avait des problèmes urgents de pauvreté, de faim et de chômage, le jeune Sen se sentait tellement concerné par des questions de logique mathématique inhérentes à la théorie économique néoclassique ou par les limites de la philosophie utilitariste. De notre étude, il apparaît que Sen cherchait d’une part à établir que la théorie du choix social avait une pertinence réelle en économie — contrairement à ce que semblaient penser certains théoriciens du bien-être —, et d’autre part à montrer la nécessité pour la théorie économique moderne de se pencher sur ses fondements philosophiques. Ce n’est que quarante ans plus tard que l’architecture ambitieuse de sa pensée économique est devenue clairement visible.

Pour Sen (1999c, p. 69), la théorie du choix social formalise une « conception de la responsabilité sociale » en mettant en avant certains principes, pouvant être plus ou moins compatibles. Arrow (1951) avait montré l’incompatibilité de certains principes généraux couramment préconisés pour le choix social. Sen (1970a) s’est donc lancé dans une recherche des sources et des conséquences de cette incompatibilité, ainsi que des moyens envisageables pour les réconcilier. Malgré une apparente préoccupation pour des questions formelles de symétrie ou de transitivité, Sen a finalement abouti a des résultats substantiels en montrant que bien des conflits entre des principes de décision sociale proviennent d’une divergence de fond quant à la base informationnelle retenue. Partant, la compatibilité des principes dépend souvent du degré auquel il est possible de combiner ensemble des catégories d’information distinctes. En outre, une réflexion est indispensable quant à la pertinence de ces principes au regard des informations qu’ils admettent, mais aussi de celles qu’ils excluent. Sa propre réflexion l’amène à développer une perspective générale selon laquelle la base informationnelle adéquate pour fonder les évaluations sociales consiste en des comparaisons interpersonnelles de liberté — définies au sens de capabilité. Il s’agit d’une perspective générale de responsabilité sociale à l’égard de la liberté individuelle car une pluralité de mise en œuvre est possible selon la valeur reconnue socialement et démocratiquement pour chaque aspect de la liberté en lien avec le contexte.

Pour reprendre une expression de Yamamori (2003), on pourrait qualifier l’approche par les capabilités de Sen d’« universalisme constructif », étant donné son inscription dans un processus démocratique. D’une part, Sen souligne l’importance de l’aspect constructif de la démocratie. D’autre part, il attache beaucoup d’attention à la construction sociale des besoins et des capabilités. Enfin, il évite soigneusement les dangers paternalistes d’une théorie de la justice universelle fondée sur les besoins humains. De notre côté, nous avons souhaité mettre en lumière l’idée que sa conception de l’économie — telle qu’elle apparaît dans son approche et dans sa critique des approches alternatives — rejoint les principes centraux du pragmatisme, à savoir qu’une science doit être ouverte, contextuelle, soumise à la discussion publique. Cet aspect est notamment révélé par son rejet explicite de toute quête de complétude et d’essentialisme.

Nous avons montré que l’approche par les capabilités est le résultat d’un long cheminement intellectuel, aux détours nombreux. L’approche a émergé clairement dans les années 1980, mais elle reste cohérente avec ce qu’écrivait Sen dans les années 1970 que ce soit en philosophie morale ou en théorie du choix social. Elle est bien le résultat d’une recherche de critères de choix collectif et d’évaluation sociale plus satisfaisants que l’utilité et l’optimum de Pareto. Le caractère normatif de cette recherche étant pleinement assumé, les concepts établis par Sen sont souvent « enchevêtrés », au sens où il n’est pas possible de les décomposer en une partie « positive » et une partie « normative » comme le note Putnam (2004, p. 69) :

‘Mathématiquement parlant, ce qu’apporte une approche par les capabilités […] ce n’est pas une mise en ordre complète des situations en fonction du bien-être positif mais une mise en ordre partielle et passablement vague à cet égard. […] Elle nous invite en fait à réfléchir à la place qu’occupent les réalisations dans nos conceptions […] de ce qu’est une vie bonne et à évaluer exactement la liberté que possèdent réellement différents groupes de personnes […]. Une telle approche demandera de ne plus compartimenter « l’éthique », « l’économie » et « la politique » comme nous l’avons fait depuis que Lionel Robbins l’a emporté sur les économistes pigoviens en 1932 […].’

On sent bien à travers ce paragraphe que Putnam voit dans l’approche de Sen une avancée majeure pour la diffusion de la philosophie pragmatiste en économie. Toutefois, s’il souligne (1) l’enchevêtrement fait/valeur, (2) l’incomplétude et (3) la dimension éthique et politique de l’économie au sens de Sen, il est surprenant que Putnam ne mette pas en lumière son « éthique de la démocratie ». En effet, il s’agit certainement de ce que Sen partage le mieux avec les pragmatistes et qui peut fournir l’explication de l’existence d’aspects pragmatistes dans sa pensée, sans que pour autant il ne fasse référence — ou seulement de manière rare et tardive — aux philosophes de ce courant. Sa proximité avec Dewey notamment apparaît bien plus grande qu’avec Rawls à la fois en termes d’idéologie, de méthodologie et d’engagement public.

En termes d’idéologie d’abord, ils soutiennent l’idée que la connaissance est toujours située, qu’elle s’adresse à une communauté et se fonde sur ses valeurs, rejetant ainsi tout point de vue absolutiste. En termes de méthodologie ensuite, Dewey voyait une justification épistémologique en la démocratie que Putnam (1992, p. 180) formule ainsi : « La démocratie n’est pas simplement une forme de vie sociale parmi d’autres formes praticables ; c’est la condition préalable pour que l’intelligence s’applique pleinement à la solution des problèmes sociaux ». Pour Dewey (1932, p. 186), ce n’est pas en faisant appel à quelque a priori ou à l’autorité que l’on arrive le plus sûrement à la connaissance du monde, y compris de la valeur, mais par une « investigation intelligemment menée », ce qui implique que des hypothèses soient énoncées et qu’elles soient testées dans une expérimentation. En termes d’engagement public enfin, Dewey — qui prônait l’accomplissement individuel par la concentration sur « les objets qui contribuent à l’enrichissement de tous » (Ibid., p. 302) — pratiquait la morale qu’il prêchait en s’investissant dans le combat social pour une société plus démocratique, notamment dans le domaine de l’éducation. Sen n’a pas, quant à lui, de morale telle en ce qui concerne l’accomplissement de soi. Il s’est toutefois illustré par ses prises de position publiques en faveur de la tolérance — notamment en Inde suite aux conflits entre hindous et musulmans (Cf. Bidway, 1998) — et de la démocratie, et par son engagement dans le domaine de l’éducation 324 . En outre, l’ensemble de sa démarche scientifique montre une volonté de soumettre ses résultats au débat public.

Notes
324.

 Il a notamment créé en Inde une fondation de recherche en éducation avec l’argent que lui a remis la Banque de Suède en 1998.